LE CAS DEGUY par Philippe Beck

Les Incitations

17 févr.
2022

LE CAS DEGUY par Philippe Beck

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Un cas est une singularité qui pose problème, mais c’est une singularité. On peut également penser que toute singularité est un problème. Pourtant, Deguy était parfaitement inscrit dans son « milieu » ; il en avait et n’en avait pas conscience, comme il arrive. Dès les années estudiantines, j’ai eu l’occasion de le connaître, de bénéficier de sa générosité, de sa « libéralité » pour ainsi dire seigneuriale. Il me faut essayer d'en parler justement, au long cours. La vie est faite de séquences ; le continu des épisodes, je vais le donner à entendre. Nous nous rencontrons au moment où je traduis Benjamin, Moritz, Schelling, Coleridge, et les traductions paraissent dans la revue Po&sie. Deguy est du public au moment de la soutenance de la première thèse, sous l'égide ou l'autorité de Derrida, en 1994 : "Histoire et imagination". Plus tard, en 2015, quand je soutiendrais la seconde thèse, "Contre un Boileau", il s'installerait étrangement à ma gauche, comme entre le public et le jury où se trouveraient Nancy, Rancière, Badiou, Crépon et quelques autres. En haut, à gauche au mur, remarqua Nancy, il y avait la photographie de Paul Celan ; un lien, une transmission soulignée par Jean-Luc, irrita celui qui aimait à citer Horace (« genus irritabile vatum »). Entre les deux dates, depuis une forme d'accueil premier (et du premier poème accueilli, "Le Dit d'hypocrisie ensommeillé", en 1993), quelques brouilles durcies, des moments odieux, de naturels désaccords (surtout, quant à la "poésie étymologique", en tant qu'elle révèle une "différence de classe", un autoritarisme archaïsant). Je garde en mémoire l'accueil, le refus de penser en termes de "générations", donc le fait et le devoir de jeunesse, plutôt que la crispation devant l'apparition d'un "impersonnage" en 2007. Deguy, de son propre aveu (cf. « Le Comité ») est un spécialiste du "gai ressentiment", admiratif des savoirs et des cultures, malgré l'emportement contre les "mômeries" étrangement assignées parfois. Je me rappelle le retentissant "Michel Deguy, tu es un nègre !" d'Alain Borer lors d'un colloque où Pierre Pachet parla durement du "poète adultère". Je me rappelle y avoir parlé, à côté de Lacoue-Labarthe, de la vérité de celui qui évitait de dire : "le prosateur que je cherche à être". Mais il trouva la prose, celle que Baudelaire, lui, avait cherchée dans tous les recoins de la grande ville. Il disait chercher la poésie, chercher à être un poète conforme à l’idée de la poésie. Je me rappelle enfin une entente retrouvée en 2012, aux côtés de Florence Delay et de Jacques Roubaud, au moment de sauver le Centre national du livre. Alors, il fut charmant et simple, comme il pouvait être, malgré une étrange versatilité non souveraine et pour ainsi dire enfantine. Il avait pourtant ses fidélités. Que lui soit rendu l'hommage qu'il mérite.