30 mars
2008
A cheval sur la fidélité, réponse ouverte à Pascale Gateau par Marine Richard
…coutez, madame Gateau,
Par les temps qui courent, recevoir une lettre de refus personnalisée doit, je suppose, être perçu comme une marque de considération par la jeune auteure que je suis. J'aurais bien sûr préféré avoir une réponse de la personne à qui je m'étais adressée ! Mais je vous remercie d'avoir pris la peine de lire Arthur, tu t'appelleras Arthur, mon fils. D'autant que d'après mes informations, vous êtes une personne intelligente.
Je souhaite vous répondre à mon tour, car la hauteur et l'angle de vos arguments me fait douter de la nécessité de m'adresser à un éditeur à l'avenir.
Pour que nous parlions de la même chose, je vous rappelle que le texte que je vous ai envoyé, un poème écrit sous une forme dialoguée, est inspiré du personnage de Médée dans la version d'Euripide, mais aussi de celui du mythique roi Arthur, ainsi que d'une page discrètement volée à Eugène Savitzkaya. Médée est ici une jeune femme sans-papiers. Elle vit dans une banlieue française avec Jason (prononcer Jaisone). …crasée par le poids d'une situation insoluble, Médée s'échappe de ce que nous considérons comme la réalité pour se réfugier dans la relation avec son fils, le roi Arthur, enfant dont on ignore s'il est un, deux, né, à naître ou déjà disparu.
Venons-en maintenant à vos arguments. Si mon texte a des défauts, ce dont je suis consciente, j'ose espérer que ce ne sont pas ceux que vous croyez. Si tel était le cas, je n'aurais rien compris à ma propre démarche artistique. Et ça serait bien embêtant pour moi. Comprenez que j'essaie de me défendre !
Ecoutez, madame. Voilà, vous reprochez à mon texte de « passer à côté de la folie meurtrière » de Médée et d'être écrit dans « une langue orale parfois très familière », niveau d'expression qui n'est selon vous « pas nécessaire » pour « moderniser la langue ». Bon.
Je répondrai d'abord sur le deuxième point, le plus intriguant.
Depuis quand l'écriture théâtrale devrait ne pas être une langue orale ? Le théâtre n'est-il pas une langue écrite destinée à être dite, destinée à oublier qu'elle est un texte ? L'oral, c'est précisément ce qui me touche, c'est une grande part de mon travail, puisque je fais de la radio et que beaucoup de mes textes sont des transcriptions de paroles entendues, parfois recueillies pendant des mois. Je pense par exemple à une pièce que j'ai écrite l'an dernier, Il m'a collé un scotch sur ma chemise de nuit pour me faire comprendre, rédigée après deux mois de prises de notes dans un service de gérontopsychiatrie. L'oral est à ce point important pour moi que beaucoup de mes textes prennent une forme dialoguée, sans que je voie pour autant la nécessité absolue qu'ils soient joués. Le dialogue permet de glisser des strates d'interprétation entre les mots, en suggérant un sous-texte « pensé » par les personnages mais non-dit. Sous-texte souvent renforcé dans mon travail par les actions menées - sans rapport apparent avec les paroles. C'est ce double niveau de lecture que j'ai voulu développer dans Arthur. J'ai même essayé d'intégrer un troisième niveau en m'appuyant sur le dispositif de la tragédie : un chœur vient commenter les épisodes de la narration en la traitant comme un feuilleton télévisé, avec distance et passion. Tout ça pour dire qu'une langue « pauvre » n'empêche pas de mettre en place des situations sinon riches, du moins complexes.
Et puis, figurez-vous que de toute façon, les gens, ils parlent de manière familière. Particulièrement dans les quartiers populaires comme celui où se déroule ma pièce. Les gros mots ont leur beauté. Et comme ma Médée est originaire d'un ailleurs où on parle une autre langue, et qu'elle n'a pas appris le français, elle parle « mal ». Oui. Elle parle la poésie qu'on invente au quotidien quand on apprend à être quelque part. En quoi la langue orale serait-elle un repoussoir ? Voulez-vous dire qu'elle manque de littérature ? Un discours pareil m'étonnerait de Théâtre ouvert.
Sur le premier point, voici. Il se trouve que je me suis un petit peu renseignée avant d'écrire ce texte. Et s'il « ne met pas suffisamment en lumière » « la folie meurtrière de Médée », c'est parce qu'à y bien réfléchir, par les temps qui courent, il m'apparaissait plus juste de montrer cette figure féminine sous un autre jour, tout aussi réel.
N'est-ce pas la puissance de la littérature, cette possibilité de se détacher de l'existant pour produire des histoires qui éclairent le présent ? Euripide avait donné des pistes qui m'intéressaient, pistes effacées en hâte par Sénèque et consort.
Et si elle ne me convenait pas, à moi, cette Médée simplifiée qu'on a poncée au fil des siècles pour dépeindre cette femme comme un animal cruel ? S'il me plaisait d'insister sur les causes de ses réactions ? En tout cas, vous devez admettre que sur ce point, je suis restée fidèle au vaudeville que la légende a retenu :
Médée est folle amoureuse de Jason, et réciproquement. Mais, par cupidité, Jason la délaisse pour une vierge, la fille du roi Créon. Médée implore, crie, puis s'allonge et ne bouge plus. Elle cesse de se nourrir. Elle ne fait que pleurer, face contre terre, sourde aux consolations. Si elle parle, c'est à elle-même, pour regretter son père et sa patrie, qu'elle a dû trahir et quitter pour aider son amour d'Argonaute.
Oui, c'est ce que nous dit déjà Euripide. Médée est une victime. Ce n'est pas elle qui est folle, mais le monde dans lequel elle vit. Et c'est parce qu'elle est acculée qu'elle tue. Pourquoi pas ? Pourquoi faudrait-il être fidèle au classicisme ?
Je pense à ce drôle de petit bouquin dans lequel Pierre Bayard démontre qu'Agatha Christie s'est trompée d'assassin dans Le meurtre de Roger Ackroyd. Et si ce n'était pas Médée qui avait tué les enfants ? Savez-vous qu'un culte leur était rendu à l'époque d'Euripide ? L'histoire raconte que ces enfants auraient été tués par les Corinthiens qui auraient ensuite accusé Médée. Ou bien qu'elle aurait voulu les rendre immortels et qu'elle se serait trompée de formule, ou encore que Jason l'aurait surprise en plein rite magique et que ça en aurait perturbé l'issue et tué les enfants. «a vous embêterait que ce soit Jason, le meurtrier ? Pourquoi ? Jason, dans l'histoire première, était déjà le méchant. Mais on l'oublie pour se concentrer sur les réactions de sa femme.
…coutez, madame, si vous étiez si à cheval sur la fidélité de « l'adaptation », vous auriez pu me flatter un peu en notant que, comme Jacques Lassalle l'avait remarqué chez Euripide, dans ma pièce non plus, il n'y a aucun passage à trois personnages - trois personnages qui évoluent dans la même dimension, en tout cas. Et puis, j'ai bien respecté la structure, en conservant le découpage du récit originel, faisant par exemple commencer la narration en plein climax, ou laissant intervenir …gée, alors que sont apparition soudaine et unique n'aide pas forcément la cohérence générale. J'ai aussi conservé fidèlement le nom des personnages, les interventions du chœur, les rapports hiérarchiques entre les personnages... Bon, certes, il y a bien l'irruption du roi Arthur. Ou les légendes d'Europe de l'Est. Ou le dédoublement du personnage du fils. Ou l'utilisation de la lévitation pour s'échapper. Vous n'en parlez pas dans votre lettre, ces bizarreries vous choqueraient-elles moins que le niveau de langue ?
Pour finir, vous me concédez que « certains passages et certains thèmes comme celui des sans-papiers donnent une couleur plus contemporaine à l'histoire ». En fait, c'est le pivot central du texte. J'utilise le mythe pour parler de cette question, qui est d'ailleurs aussi cruciale dans le texte d'Euripide, puisque Médée va être bannie pour des raisons politiques. Si on exclut toute interprétation psychanalytique, c'est même ce qui provoque son désespoir.
Vu le contexte actuel, j'insiste sur le fait que le « thème » des sans-papiers n'est pas là pour ajouter un pittoresque opportuniste, « donner une couleur à l'histoire », mais pour attirer l'attention sur le sort que la République française réserve aux personnes en situation irrégulière, sort si inhumain qu'il explique pourquoi certaines d'entre elles commettent des folies pour y échapper. On a vu des cas de femmes et d'enfants qui se défenestraient ou d'hommes qui se suicidaient dans les centres de rétention.
Je sais que vous faites votre travail consciencieusement, mais comprenez que des courriers comme celui que j'ai reçu semblent presque conçus pour décourager les jeunes auteurs. Nous ne pouvons, face à de telles approximations, que nous morfondre où éclater de colère. Je trouve la deuxième solution beaucoup plus vivifiante.
…coutez, madame, permettez-moi d'insister pour que Lucien Attoun en personne lise Arthur, tu t'appelleras Arthur, mon fils. En vous remerciant de votre attention et de vos critiques, je vous adresse moi aussi mes salutations les meilleures.
Par les temps qui courent, recevoir une lettre de refus personnalisée doit, je suppose, être perçu comme une marque de considération par la jeune auteure que je suis. J'aurais bien sûr préféré avoir une réponse de la personne à qui je m'étais adressée ! Mais je vous remercie d'avoir pris la peine de lire Arthur, tu t'appelleras Arthur, mon fils. D'autant que d'après mes informations, vous êtes une personne intelligente.
Je souhaite vous répondre à mon tour, car la hauteur et l'angle de vos arguments me fait douter de la nécessité de m'adresser à un éditeur à l'avenir.
Pour que nous parlions de la même chose, je vous rappelle que le texte que je vous ai envoyé, un poème écrit sous une forme dialoguée, est inspiré du personnage de Médée dans la version d'Euripide, mais aussi de celui du mythique roi Arthur, ainsi que d'une page discrètement volée à Eugène Savitzkaya. Médée est ici une jeune femme sans-papiers. Elle vit dans une banlieue française avec Jason (prononcer Jaisone). …crasée par le poids d'une situation insoluble, Médée s'échappe de ce que nous considérons comme la réalité pour se réfugier dans la relation avec son fils, le roi Arthur, enfant dont on ignore s'il est un, deux, né, à naître ou déjà disparu.
Venons-en maintenant à vos arguments. Si mon texte a des défauts, ce dont je suis consciente, j'ose espérer que ce ne sont pas ceux que vous croyez. Si tel était le cas, je n'aurais rien compris à ma propre démarche artistique. Et ça serait bien embêtant pour moi. Comprenez que j'essaie de me défendre !
Ecoutez, madame. Voilà, vous reprochez à mon texte de « passer à côté de la folie meurtrière » de Médée et d'être écrit dans « une langue orale parfois très familière », niveau d'expression qui n'est selon vous « pas nécessaire » pour « moderniser la langue ». Bon.
Je répondrai d'abord sur le deuxième point, le plus intriguant.
Depuis quand l'écriture théâtrale devrait ne pas être une langue orale ? Le théâtre n'est-il pas une langue écrite destinée à être dite, destinée à oublier qu'elle est un texte ? L'oral, c'est précisément ce qui me touche, c'est une grande part de mon travail, puisque je fais de la radio et que beaucoup de mes textes sont des transcriptions de paroles entendues, parfois recueillies pendant des mois. Je pense par exemple à une pièce que j'ai écrite l'an dernier, Il m'a collé un scotch sur ma chemise de nuit pour me faire comprendre, rédigée après deux mois de prises de notes dans un service de gérontopsychiatrie. L'oral est à ce point important pour moi que beaucoup de mes textes prennent une forme dialoguée, sans que je voie pour autant la nécessité absolue qu'ils soient joués. Le dialogue permet de glisser des strates d'interprétation entre les mots, en suggérant un sous-texte « pensé » par les personnages mais non-dit. Sous-texte souvent renforcé dans mon travail par les actions menées - sans rapport apparent avec les paroles. C'est ce double niveau de lecture que j'ai voulu développer dans Arthur. J'ai même essayé d'intégrer un troisième niveau en m'appuyant sur le dispositif de la tragédie : un chœur vient commenter les épisodes de la narration en la traitant comme un feuilleton télévisé, avec distance et passion. Tout ça pour dire qu'une langue « pauvre » n'empêche pas de mettre en place des situations sinon riches, du moins complexes.
Et puis, figurez-vous que de toute façon, les gens, ils parlent de manière familière. Particulièrement dans les quartiers populaires comme celui où se déroule ma pièce. Les gros mots ont leur beauté. Et comme ma Médée est originaire d'un ailleurs où on parle une autre langue, et qu'elle n'a pas appris le français, elle parle « mal ». Oui. Elle parle la poésie qu'on invente au quotidien quand on apprend à être quelque part. En quoi la langue orale serait-elle un repoussoir ? Voulez-vous dire qu'elle manque de littérature ? Un discours pareil m'étonnerait de Théâtre ouvert.
Sur le premier point, voici. Il se trouve que je me suis un petit peu renseignée avant d'écrire ce texte. Et s'il « ne met pas suffisamment en lumière » « la folie meurtrière de Médée », c'est parce qu'à y bien réfléchir, par les temps qui courent, il m'apparaissait plus juste de montrer cette figure féminine sous un autre jour, tout aussi réel.
N'est-ce pas la puissance de la littérature, cette possibilité de se détacher de l'existant pour produire des histoires qui éclairent le présent ? Euripide avait donné des pistes qui m'intéressaient, pistes effacées en hâte par Sénèque et consort.
Et si elle ne me convenait pas, à moi, cette Médée simplifiée qu'on a poncée au fil des siècles pour dépeindre cette femme comme un animal cruel ? S'il me plaisait d'insister sur les causes de ses réactions ? En tout cas, vous devez admettre que sur ce point, je suis restée fidèle au vaudeville que la légende a retenu :
Médée est folle amoureuse de Jason, et réciproquement. Mais, par cupidité, Jason la délaisse pour une vierge, la fille du roi Créon. Médée implore, crie, puis s'allonge et ne bouge plus. Elle cesse de se nourrir. Elle ne fait que pleurer, face contre terre, sourde aux consolations. Si elle parle, c'est à elle-même, pour regretter son père et sa patrie, qu'elle a dû trahir et quitter pour aider son amour d'Argonaute.
Oui, c'est ce que nous dit déjà Euripide. Médée est une victime. Ce n'est pas elle qui est folle, mais le monde dans lequel elle vit. Et c'est parce qu'elle est acculée qu'elle tue. Pourquoi pas ? Pourquoi faudrait-il être fidèle au classicisme ?
Je pense à ce drôle de petit bouquin dans lequel Pierre Bayard démontre qu'Agatha Christie s'est trompée d'assassin dans Le meurtre de Roger Ackroyd. Et si ce n'était pas Médée qui avait tué les enfants ? Savez-vous qu'un culte leur était rendu à l'époque d'Euripide ? L'histoire raconte que ces enfants auraient été tués par les Corinthiens qui auraient ensuite accusé Médée. Ou bien qu'elle aurait voulu les rendre immortels et qu'elle se serait trompée de formule, ou encore que Jason l'aurait surprise en plein rite magique et que ça en aurait perturbé l'issue et tué les enfants. «a vous embêterait que ce soit Jason, le meurtrier ? Pourquoi ? Jason, dans l'histoire première, était déjà le méchant. Mais on l'oublie pour se concentrer sur les réactions de sa femme.
…coutez, madame, si vous étiez si à cheval sur la fidélité de « l'adaptation », vous auriez pu me flatter un peu en notant que, comme Jacques Lassalle l'avait remarqué chez Euripide, dans ma pièce non plus, il n'y a aucun passage à trois personnages - trois personnages qui évoluent dans la même dimension, en tout cas. Et puis, j'ai bien respecté la structure, en conservant le découpage du récit originel, faisant par exemple commencer la narration en plein climax, ou laissant intervenir …gée, alors que sont apparition soudaine et unique n'aide pas forcément la cohérence générale. J'ai aussi conservé fidèlement le nom des personnages, les interventions du chœur, les rapports hiérarchiques entre les personnages... Bon, certes, il y a bien l'irruption du roi Arthur. Ou les légendes d'Europe de l'Est. Ou le dédoublement du personnage du fils. Ou l'utilisation de la lévitation pour s'échapper. Vous n'en parlez pas dans votre lettre, ces bizarreries vous choqueraient-elles moins que le niveau de langue ?
Pour finir, vous me concédez que « certains passages et certains thèmes comme celui des sans-papiers donnent une couleur plus contemporaine à l'histoire ». En fait, c'est le pivot central du texte. J'utilise le mythe pour parler de cette question, qui est d'ailleurs aussi cruciale dans le texte d'Euripide, puisque Médée va être bannie pour des raisons politiques. Si on exclut toute interprétation psychanalytique, c'est même ce qui provoque son désespoir.
Vu le contexte actuel, j'insiste sur le fait que le « thème » des sans-papiers n'est pas là pour ajouter un pittoresque opportuniste, « donner une couleur à l'histoire », mais pour attirer l'attention sur le sort que la République française réserve aux personnes en situation irrégulière, sort si inhumain qu'il explique pourquoi certaines d'entre elles commettent des folies pour y échapper. On a vu des cas de femmes et d'enfants qui se défenestraient ou d'hommes qui se suicidaient dans les centres de rétention.
Je sais que vous faites votre travail consciencieusement, mais comprenez que des courriers comme celui que j'ai reçu semblent presque conçus pour décourager les jeunes auteurs. Nous ne pouvons, face à de telles approximations, que nous morfondre où éclater de colère. Je trouve la deuxième solution beaucoup plus vivifiante.
…coutez, madame, permettez-moi d'insister pour que Lucien Attoun en personne lise Arthur, tu t'appelleras Arthur, mon fils. En vous remerciant de votre attention et de vos critiques, je vous adresse moi aussi mes salutations les meilleures.