Entretien de Rodolphe Perez avec Sandra Moussempès

Les Incitations

04 juil.
2024

Entretien de Rodolphe Perez avec Sandra Moussempès

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Rodolphe Perez : Paru aux éditions MF, ton dernier recueil, Fréquence Mulholland, emprunte une série d’images à David Lynch en investissant un imaginaire métaphorique et en intégrant au livre des photogrammes. Quelle influence a le cinéma de Lynch dans ton travail poétique ?

Sandra Moussempès : Depuis longtemps je suis parcourue par l'étrange et les phénomènes inexpliqués. Plusieurs articles sur mon travail évoquaient David Lynch, alors j’ai voulu écrire un livre autour du film Mulholland Drive qui est sans doute mon film préféré de Lynch. Je voulais néanmoins décaler le propos, travailler l'énigme, l’inquiétante étrangeté. Le film est fil conducteur mais je cherche à enrouler d'autres énigmes et d'autres fils liés à ma vie propre et à d'autres films.

 

RP : Comment le cinéma s’immisce-t-il dans ce livre ?

 

SM : Ce livre comme les précédents est venu nourrir une voix/voie, le film est une façon d'articuler un dispositif préexistant dans mon travail. J'ai publié plusieurs livres avant même d'avoir vu un seul film de Lynch, je parlerais d'univers conjoints quoique différents. D'une forme mystérieuse qui m’intéresse, dans un monde qui a besoin de tout expliquer, de tout décortiquer, il me semble nécessaire au contraire de s'abandonner à l'inattendu.

 

RP : Oui. Et la proximité des thématiques lynchiennes, comme le double ou le désir. Dans le recueil, tu détournes des images de Lynch. Comment as-tu organisé ce cinéma du désir que tu travailles dans le livre ?

 

SM : Je ne voulais pas de redondance mais décrire les atmosphères, celles qui sont intemporelles, sensations résurgentes, clichés du cinéma, femmes fatales, mais aussi prédateurs, cinéastes, jeux de lumières. Jeux d'obscurités. La notion de remake, présente dans mon travail, le trouble et le double sont au centre. La doublure d'une actrice peut faire partie d'une double personnalité ou d'un jeu de dualité à travers les miroirs. Pour les photos, j'ai brouillé les pistes en intégrant une séquence du Cecil Hotel dans lequel se trouvent des revenants et des serial killers, une jeune étudiante y a disparu et j'ai retracé l'enquête, au travers de la gérante de cet hôtel qui a un visage étrangement similaire aux héroïnes lynchiennes, moins photogénique, plus inquiétante. J’ai imaginé un dialogue entre une jeune actrice et son metteur en scène qui la dépouille de tout, à partir d’une série aux relents des années 90 sans doute inspirée de Lynch. L'abandon du désir, l’ambiguïté sexuelle des protagonistes, l'érotisme entre les deux femmes, cela hante la trame.

RP : La question des lieux est également centrale. Les scènes sont comme un plateau de la dramaturgie du poème.

SM : Le « je » est à la fois l'endroit du poème, du film, de l'actrice, de l'autrice, des acteurs, du « nous » aussi.  Le plateau c'est l'autre monde parallèle, celui de l'invisible, caché ou refoulé, ce qui sort. Cette pseudo incohérence nimbée d'esthétisme, centrale pour moi. Ces désirs incandescents, ou refoulés, la beauté, les couleurs, le contraste entre le sombre dark et les sunny girls de Los Angeles, anges déchus hommes ou femmes qui hantent les manoirs ou dressings rooms : des lieux intemporels.

RP : Finalement, c'est comme si tu t'étais reconnue, différente et similaire, dans le cinéma de Lynch.

SM : Oui, après avoir été longtemps étrangère à moi-même, m'être sentie dans une « case » inexistante, étrangère à ce qui m'entourait et les lignes prédéfinies de l'entourage ou du monde. Par mon expérience, je me suis retrouvée dans le cinéma de Lynch mais aussi de Cronenberg, dans ces phénomènes inexpliqués, qui jaillissent de l'inconscient et de la vie, qu’on ne peut pas « lisser ».

RP : Comment ton écriture pense-t-elle un rapport au féminin ? Cet atmosphère que tu déploies brouille les pistes mais aussi protège les figures féminines qui explorent une forme de souveraineté.

SM : J'aime aller vers les soubassements de ce qui se trame, je brouille les pistes car les liens féminins n'ont rien de simplistes. Il y est question de doublure, d'attirance, de sensualité mais aussi à l'opposé, de « dépouillement ». Il peut y avoir des attirances, des amours féminines comme des désirs d'emprunter à une autre sa personnalité, ses vêtements, sa beauté. Une violence que je convoque dans mes livres depuis Exercices d'incendie ou Vestiges de fillette. On retrouve des mères toxiques avec leurs filles ou des femmes rivales. Mon écriture convoque ces oppositions, ces codes féminins de la séduction. Dans FMl'une emprunte sa vie à l'autre, ne sait plus qui elle est, un homme est là, Silencio. Ce silence de l'emprise. 

RP : Ce trouble et ce brouillard, qui innervent un univers si singulier est aussi métaphorique d'une façon de liquider ton propre moi dans l'écriture. Comment ajustes-tu la possibilité d'un discours de soi au gré de cette dramaturgie d'un poème-cinéma ?

SM : C'est très juste et beau ce que tu énonces, c'est tout à fait ça, j'ai d'ailleurs écrit dans un livre précédent une section intitulée « La maison de phrases liquides ».  Entre liquide et liquider - se liquéfier. Quand quelque chose de souverain, oui. Une forme de roc et de choc (celui d'Emily Brontë quand elle parle de son amour pour Heathcliff, pourtant héros totalement fictif puisé dans sa vie à elle). Le fait d'avoir été obligée de me taire pendant longtemps a fait surgir un autre langage, plus réel pour moi que le langage codé des rapports sociaux. Cette voix s'est faite de créatures et de tessitures fantomatiques. Depuis mon premier livre en 1994, c'est cette réécriture du moi, ce musée de soi-même qui devance ma propre vie du moins dans certains aspects. Comme ma doublure unique. Non falsifiée. Cette femme en moi doit se mouvoir parmi les mots. La mère que je suis heureusement a pu se matérialiser de façon plus « terrienne ». Je navigue entre les deux espaces.

 

RP : On pourrait dire, oui, qu'à défaut d'expliquer - postulat pas si intéressant dans l'écriture - ta poésie ouvre des questions. Ce refus d'une simplification nourrit les rapports entre les figures et le réel qui pose les enjeux de sa propre présence au monde. Tu écris,

 

« Nous sommes émotionnellement incorrectes, recluses puis lacérées d'idées reçues. »

 

Autrement dit, le cliché fracasse sur l'inadéquat, donc libre, pour mieux lui rappeler qu'il est placé en rejet. Toi, par le jeu des images et la dramaturgie du cinéma, tu renverses cette mise au ban pour montrer l'envers du décor. Ce qui est aussi une manière de visibiliser la structure de l'emprise.

 

SM : Oui très belle métaphore que la tienne et je pense à ces faux semblants et l'envers du décor que je dénonce dans mes livres, je les ai vécus, les vis encore, les vois. C'est parfois épuisant ou révoltant, la poésie peut diluer cet effet de révolte quant au mensonge qui semble parfois être la base du jeu sociétal, avec ses slogans qui réduisent toute altérité. L'art doit mener vers la perturbation, la beauté, le danger, sinon il devient lui-même simple décor.  De là aussi les atmosphères, la notion de temporalité et celle de « déjà vu » (ces intuitions fulgurantes), qui ne peuvent mentir comme le ferait un discours.

 

RP : Tu dis que tu navigues entre deux espaces et cela est net dans l'écriture. Si  la poésie se déploie dans un onirisme de cinéma qui permet de parler de soi sans tomber dans le tapage égotiste, cela se fait par le biais d'une matérialité de l'écriture, par l'image elle-même mais aussi par une écriture très concrète, une puissance descriptive.

SM : Oui ce n'est pas tant le narcissisme qui m’intéresse dans l'auto-fiction mais ce qui nous échappe, une conscience corporelle nivelée par les sensations et le subconscient. Dépasser aussi l’objectivisation occidentale du corps. Les supports cinématographiques ou clairvoyants, comme ceux du spiritisme proche des états modifiés de conscience me guident davantage que la mièvrerie du jugement ou une fausse moralisation du texte qui dirigerait le lecteur. Comme disait Goethe les phénomènes s'expliquent d'eux-mêmes. Mon écriture me traverse en quelque sorte car elle est nécessaire. 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Entretien de Rodolphe Perez (universitaire et critique) avec Sandra Moussempès, à propos de son livre Fréquence Mullholland paru en septembre 2023 aux éditions MF.