09 févr.
2005
Eric Troncy démolli. par Éric Mangion
Ton sur ton.
Les lecteurs avertis des évolutions récentes de l'art contemporain auront certainement été surpris par les propos tenus par Eric Troncy dans le dernier numéro de 02 dans un article intitulé L'éternel retour, publié à l'occasion d'un dossier consacré à la sculpture, Générique sculpture. Il y fustige « le côté je fais la cuisine pour le vernissage, et c'est ça la pièce. [... ] «a n'est pas grand-chose, et il est un peu embarrassant (quoique, au bout du compte, assez révélateur) que cela seulement (et cela seulement) ait servi de socle à une glose plus que prolixe et à un éventuel enthousiasme théorique ». Même si l'on comprend que tout un courant de pensée bien plus intéressant qu'il n'y paraît a souvent été réduit à un principe dînatoire, il s'agit tout de même d'une attaque larvée contre la théorie et (surtout) contre les développements de l'esthétique relationnelle par celui qui n'en fut pas le théoricien patenté, mais l'un de ses premiers médiateurs, avec de nombreuses expositions au Consortium prenant fait et cause pour un art mettant en scène des dispositifs d'échange en amont, en aval ou au cœur même des œuvres. Il ajoute dans la foulée que la dimension « relationnelle de l'art est une chose qui renvoie, avant tout et irrémédiablement, aux années 70 », en citant les « cafés » et les « bières » de Tom Marioni, le « dîner en public de Gilbert & Georges avec David Hockney » ou les « thés » de John Armleder durant la biennale de Paris en 1975.
On apprendra également que Rirkrit Tiravanija est « un grand coloriste » et que ses pièces exposées justement au Consortium en 1996 « étaient des formes très spécifiques, où la répartition des volumes, des matériaux et des couleurs était une préoccupation de premier plan ». Si l'on veut bien croire en effet, que les pièces de Tiravanija sont des « formes très spécifiques » - comme l'ordinateur qui me fait face est également une forme spécifique - on aura du mal à voir dans l'artiste thaïlandais un coloriste de premier plan. C'est comme si l'on nous apprenait aujourd'hui que les toiles de Morris Louis représentent un vecteur de lien social ou que Niele Toroni est un merveilleux paysagiste.
De même, il ironise sur la « dématérialisation de l'œuvre d'art qui a caractérisé les années 90 ». C'est étrange pour un critique qui a fortement soutenu Philippe Parreno, auteur certainement de deux expositions monographiques parmi les plus remarquables des dix dernières années, l'une au Consortium en 1995, et l'autre à l'ARC en 2002, et dont la particularité était justement de bousculer bon nombre de concepts formels, en inscrivant notamment le temps (valeur immatérielle par excellence) comme forme à part entière de l'exposition. « En physique, écrivait Eric Troncy en 1995 à propos de Philippe Parreno au moment de son exposition au Consortium, la matière et l'espace sont indéfectiblement interdépendants d'une troisième personne qui est le temps ».
En fait, les arguments d'Eric Troncy dans cet article tiennent au fait qu'il a du mal à croire à un retour de la sculpture comme le laisse présupposer le dossier de 02, rappelant à juste titre qu'elle n'avait jamais vraiment disparu. « Elle était donc partie ? Mais où ? Et, elle a fait bon voyage ? Elle a rapporté quelque chose ? », s'amuse-t-il, citant quelques noms dont il connaît parfaitement le travail : Liam Gillick, Angela Bulloch, Maurizio Cattelan, Bertrand Lavier ou Didier Vermeiren. Cherchez l'erreur. Le problème est que les artistes qu'il cite (mis à part bien sûr le dernier qui doit encore se demander ce qu'il fait là) ont beaucoup fait pour désacraliser l'idée même de la sculpture en lui injectant de nombreux parasites ou anticorps, qu'ils soient ironiques (Cattelan ou Lavier) ou fictionnels (Bulloch ou Gillick). Avec eux justement, la sculpture a fait ces derniers temps un « bon voyage » qui nécessite - comme le fait précisément 02 - de se poser la question de son statut et de ses définitions actuelles.
Mais le plus étonnant est de lire quelques lignes plus loin une charge plutôt violente contre les magazines « d'actu » et de « vulgarisation bienfaisante » qui, à l'instar de 02, suggèrent un « retour à la sculpture ». « Tout et n'importe quoi y est affirmé avec un aplomb qui me fascine », affirme-t-il. Cette réaction est paradoxale de la part d'un critique d'art habitué depuis des années à écrire dans ces mêmes magazines de vulgarisation, tels que Les Inrockuptibles, Numéro, Vogue, Beaux Arts Magazine et 02 où il collabora plusieurs fois avant d'en critiquer l'usage et la fonction.
La distinction des genres
Les lecteurs avertis des évolutions récentes de l'art contemporain auront certainement été surpris par les propos tenus par Eric Troncy dans le dernier numéro de 02 dans un article intitulé L'éternel retour, publié à l'occasion d'un dossier consacré à la sculpture, Générique sculpture. Il y fustige « le côté je fais la cuisine pour le vernissage, et c'est ça la pièce. [... ] «a n'est pas grand-chose, et il est un peu embarrassant (quoique, au bout du compte, assez révélateur) que cela seulement (et cela seulement) ait servi de socle à une glose plus que prolixe et à un éventuel enthousiasme théorique ». Même si l'on comprend que tout un courant de pensée bien plus intéressant qu'il n'y paraît a souvent été réduit à un principe dînatoire, il s'agit tout de même d'une attaque larvée contre la théorie et (surtout) contre les développements de l'esthétique relationnelle par celui qui n'en fut pas le théoricien patenté, mais l'un de ses premiers médiateurs, avec de nombreuses expositions au Consortium prenant fait et cause pour un art mettant en scène des dispositifs d'échange en amont, en aval ou au cœur même des œuvres. Il ajoute dans la foulée que la dimension « relationnelle de l'art est une chose qui renvoie, avant tout et irrémédiablement, aux années 70 », en citant les « cafés » et les « bières » de Tom Marioni, le « dîner en public de Gilbert & Georges avec David Hockney » ou les « thés » de John Armleder durant la biennale de Paris en 1975.
On apprendra également que Rirkrit Tiravanija est « un grand coloriste » et que ses pièces exposées justement au Consortium en 1996 « étaient des formes très spécifiques, où la répartition des volumes, des matériaux et des couleurs était une préoccupation de premier plan ». Si l'on veut bien croire en effet, que les pièces de Tiravanija sont des « formes très spécifiques » - comme l'ordinateur qui me fait face est également une forme spécifique - on aura du mal à voir dans l'artiste thaïlandais un coloriste de premier plan. C'est comme si l'on nous apprenait aujourd'hui que les toiles de Morris Louis représentent un vecteur de lien social ou que Niele Toroni est un merveilleux paysagiste.
De même, il ironise sur la « dématérialisation de l'œuvre d'art qui a caractérisé les années 90 ». C'est étrange pour un critique qui a fortement soutenu Philippe Parreno, auteur certainement de deux expositions monographiques parmi les plus remarquables des dix dernières années, l'une au Consortium en 1995, et l'autre à l'ARC en 2002, et dont la particularité était justement de bousculer bon nombre de concepts formels, en inscrivant notamment le temps (valeur immatérielle par excellence) comme forme à part entière de l'exposition. « En physique, écrivait Eric Troncy en 1995 à propos de Philippe Parreno au moment de son exposition au Consortium, la matière et l'espace sont indéfectiblement interdépendants d'une troisième personne qui est le temps ».
En fait, les arguments d'Eric Troncy dans cet article tiennent au fait qu'il a du mal à croire à un retour de la sculpture comme le laisse présupposer le dossier de 02, rappelant à juste titre qu'elle n'avait jamais vraiment disparu. « Elle était donc partie ? Mais où ? Et, elle a fait bon voyage ? Elle a rapporté quelque chose ? », s'amuse-t-il, citant quelques noms dont il connaît parfaitement le travail : Liam Gillick, Angela Bulloch, Maurizio Cattelan, Bertrand Lavier ou Didier Vermeiren. Cherchez l'erreur. Le problème est que les artistes qu'il cite (mis à part bien sûr le dernier qui doit encore se demander ce qu'il fait là) ont beaucoup fait pour désacraliser l'idée même de la sculpture en lui injectant de nombreux parasites ou anticorps, qu'ils soient ironiques (Cattelan ou Lavier) ou fictionnels (Bulloch ou Gillick). Avec eux justement, la sculpture a fait ces derniers temps un « bon voyage » qui nécessite - comme le fait précisément 02 - de se poser la question de son statut et de ses définitions actuelles.
Mais le plus étonnant est de lire quelques lignes plus loin une charge plutôt violente contre les magazines « d'actu » et de « vulgarisation bienfaisante » qui, à l'instar de 02, suggèrent un « retour à la sculpture ». « Tout et n'importe quoi y est affirmé avec un aplomb qui me fascine », affirme-t-il. Cette réaction est paradoxale de la part d'un critique d'art habitué depuis des années à écrire dans ces mêmes magazines de vulgarisation, tels que Les Inrockuptibles, Numéro, Vogue, Beaux Arts Magazine et 02 où il collabora plusieurs fois avant d'en critiquer l'usage et la fonction.
C'est justement dans un numéro récent de Beaux Arts Magazine (n°242) qu'Eric Troncy a écrit un article dénué de toute « vulgarisation bienfaisante » intitulé Comment l'art contemporain a inventé la TV-Réalité. A priori, cet article précède un livre signé de l'auteur sur le même sujet à paraître dans les prochains mois. On y apprend que « cette forme particulière de production télévisuelle se présente à nous aujourd'hui comme curieusement ancrée dans des expériences, des procédés, des dispositifs et des stratégies expérimentés au préalable dans le champ de l'art ». Si l'on ne peut pas nier que de nombreux dispositifs télévisuels rejoignent ceux de l'art et vice-versa, on peut toutefois douter des arguments théoriques qui unissent la plupart des exemples cités par le critique.
En effet, quand Eric Troncy compare dans ce même article l'ambulance de Beuys dans sa performance du coyote (I Like America and America Likes me) à la limousine des « lofteurs », c'est réduire un geste politique hautement symbolique à une anecdote de parade vulgaire pour quelques adolescents en mal de clinquant. De même, comparer les cartes postales d'On Kawara aux informations « que dispensent les bandeaux en bas des écrans des émissions quotidiennes de la télé-réalité (8h34 : lever des lofteurs) » reste difficilement explicable même si l'on se souvient que l'artiste japonais indique la date de manière très précise au verso de ses fameuses cartes postales. Plus amusant encore, Eric Troncy compare « l'image de John Giorno dormant en live dans le film Sleep de Warhol et celle de Michal dormant dans le dortoir de la Star Academy ». C'est vrai aussi que la dernière pub de Renault ressemble à un film de Tarkovski, que les films de Jeunet ont quelque chose des Brueghel et qu'Alexandre Jardin écrit comme Breton lorsqu'il est amoureux... John Giorno doit être certainement fier de son double!
Plus sérieusement, ces propos sont une fois de plus surprenants venant d'un critique non dénué d'humour qui écrit dans l'article de 02 cité plus haut : « Certes, Björk vient de faire un album a cappella. Mais, il y a quinze ans Pow Wow aussi. La distinction doit pouvoir reposer ailleurs que sur une simple affaire de genre ».
En fait, le malentendu - si tant est qu'il y en ait un puisque cet article n'a soulevé aucune réaction connue à ce jour - vient du fait qu'Eric Troncy ne tient compte dans son exercice comparatif que des « expériences, des procédés et des dispositifs », et non des idéologies qui les sous-tendent. En effet, ce n'est pas John Giorno et Michal qu'il compare, mais leur « image » en train de dormir en live. S'il avait dû comparer, les idéologies d'Endemol et de la Factory, il aurait eu vite fait de distinguer la vaste entreprise de décérébration et de manipulation médiatique de la première et l'expérience profondément esthétique, romantique et underground de la seconde. Il aurait sans doute parlé de la liberté que les artistes revendiquent à observer le temps et les mœurs de leurs contemporains, à l'inverse des sociétés de production de grandes chaînes de télévision qui, au contraire, manipulent le temps et les mœurs par des scénarii dépourvus (justement) de toute liberté. Et enfin, il aurait pu nous dire que la télé-réalité est comme les promesses de Pasqua, elles n'engagent que ceux qui y croient. La télé-réalité est en effet aujourd'hui un faux sujet, tout juste bon à exciter quelques voyeuristes ou sociologues fascinés par les mécanismes réflexifs de l'image. Un sujet largement dépassé par de nouvelles formes de télévision (câblées et numériques) qui inventent un mode de partage de l'information bien plus original que le spectacle de jeunes gens en train de se bécoter le museau au bord de piscines fournies par l'honorable Castorama.
Photogénie et cosmétique
On aura certainement compris qu'Eric Troncy est beaucoup plus intéressé par les formes que par les idées. À cette question soulevée par Elisabeth Wetterwald, toujours dans la revue 02 en juillet 2003, il répond en effet : « L'art ce sont des idées mises en forme à l'aide d'un langage spécifique qui a une histoire propre. Les idées en elles-mêmes peuvent s'exprimer ailleurs, d'autres façons. Si on veut faire passer des idées politiques, on peut rentrer en politique. Si on veut raconter des choses sur le monde contemporain, on peut faire du journalisme ». Doit-on y voir que l'art ne saurait dépasser son « langage spécifique qui a une histoire propre » ? Mais quel est ce langage spécifique ? Quelle est cette histoire spécifique de l'art qui se résumerait à un unique langage ? Pierre Huyghe ne répondait-il pas à Eric Troncy dans Beaux Arts Magazine en novembre 1998 au sujet de son exposition commune avec Dominique Gonzalez-Foerster et Philippe Parreno à la même époque à l'ARC : « Quant on parle de récit, on est jamais très loin des modèles dominants du cinéma, ce n'est pas une source mais plutôt quelque chose qui croise mes préoccupations. D'ailleurs, lorsque nous avons essayé d'écrire un film, Philippe et moi, le résultat a été un magazine qui présente un personnage fictif ». De même, doit-on comprendre que si un artiste souhaite nous dire « des choses sur le monde contemporain », il ferait mieux de s'inscrire au centre de formation des journalistes ? L'avantage avec cette solution est qu'il ne resterait plus grand monde au croisement des cimaises.
Cette propension chez Eric Troncy à favoriser la forme pour la forme a trouvé un écho particulier dans l'exposition Coollustre dont il était le commissaire à la Collection Lambert (Avignon) à l'été 2003. Les œuvres exposées étaient utilisées afin d'alimenter un vaste récit désenchanté dont on ne peut nier l'efficacité visuelle. C'est ainsi que le néon de Claude Lévêque, Nous sommes heureux<:i>, se trouvait confronté à une superbe niche pour chien signée Gucci. …videmment, dans ce type de contexte, la pensée de l'artiste importe peu. Seul le récit du commissaire compte. « Ce que pensent les artistes, finalement, ce n'est pas vraiment mon problème. La plupart de ces œuvres ont été vendues et viennent de collections publiques ou privées », confie-t-il toujours à Elisabeth Wetterwald. Une œuvre devient ainsi un simple objet porteur d'une image. « Tous les artistes sont conscients que les œuvres sont des produits et qu'une fois qu'elles sont vendues, ils en abandonnent les installations », ajoute-t-il, en citant Warhol : « Vous n'imaginez pas le nombre de gens qui sont ravis d'accrocher une chaise électrique chez eux pour peu qu'elle soit assortie aux rideaux ». Le commissaire applique donc à la lettre la logique ton sur ton du collectionneur un peu ringard, raillé par le maître de l'ironie qu'était Warhol.
Mais de fait, ce n'est plus le « langage spécifique » qu'Eric Troncy évoquait plus haut qui est pris en compte, mais la faculté d'une œuvre à produire de l'effet dans un contexte donné. Cette attitude renvoie aux années 80 et aux grandes mises en scène efficaces affirmant l'absolue validité de l'image, dont on pensait pourtant avoir fait le deuil. En ce sens, Coollustre est un regard nostalgique sur une conception très esthétique de la surface des choses. Ce n'est pas un hasard si son titre renvoie à une marque de cosmétique. Ce n'est pas un hasard non plus si son commissaire revendique la photogénie comme concept fondateur de l'exposition. « Ce rapport avec la photogénie est inévitable et il me semblait intéressant de le radicaliser. J'ai construit l'exposition de façon à ce que chaque salle fasse image ». Le plus troublant dans cette phrase est le mot « inévitable ». Que signifie-t-il ici ? On suppose alors que l'art serait contraint de se plier aux lois médiatiques qui nécessitent une existence photogénique des choses ? Dans ce cas, ne serait-il pas plus opportun de parler de médiagénie plutôt que de photogénie ? La vision d'un art conçu et diffusé pour sa capacité à intégrer les médias ?
Mieux encore, l'art ne serait-il pas tout simplement un casting dont « l'auteur-critique-commissaire » serait le grand ordonnateur ? En tout cas, c'est ce que suggère un article cosigné par Eric Troncy et Stéphanie Moisdon Trembley dans le numéro 236 de Beaux Arts magazine, publié à l'occasion d'un sondage piloté par les deux auteurs sous le titre Numéroscope, les 30 artistes vivants les plus importants au monde. « La multiplication des biennales a imposé la notion de « casting ». [... ] Tenter d'y résister est vécu comme une vraie provocation. [... ] Autant de bonnes et de mauvaises raisons de se livrer ici, une fois de plus, à cet exercice de distinction et de mesure, de tenter de produire une image collective des subjectivités individuelles ». Et de rappeler au passage que la « première requête demandée au commissaire d'exposition est de produire la liste des artistes dont les œuvres seront montrées dans son exposition - avant même de savoir quelles œuvres seront choisies dans la production de l'artiste ».
À partir de ce renoncement constaté, les deux auteurs se lancent dans un vaste sondage destiné à fournir « la liste des artistes » vivants les plus importants. Ils précisent que ce hit-parade n'a rien à voir bien sûr avec les tentatives de Taschen, Phaïdon ou ce même Beaux Arts Magazine de dresser des « panoramas qualitatifs », ni avec Artforum ou Les Inrockuptibles de produire des « palmarès », et encore moins avec le « baromètre de notoriété » qu'est le Kunst Kompass de la revue allemande Capital. En effet, les sondeurs ont souhaité fonder leur travail « sur un échantillon large, international et trans-générationnel couvrant différents métiers ou activités de l'industrie de l'art. Il ne s'agit donc pas du choix d'un petit nombre d'experts ». Même s'ils préfèrent préciser quelques lignes suivantes : « Il serait illusoire de prétendre que la liste des sondés est absolument neutre ... ». C'est pour cette raison sans doute que nous retrouvons Rirkrit Tiravanija en seconde position dans la sélection des critiques et commissaires. C'est ce même système de choix qui a fait que Corinne Touzet, la gendarmette de TF1, s'est retrouvée il y a peu de temps sur le podium du concours des plus belles femmes du monde organisé par ce même TF1. La distinction, on le sait, tient toujours au fait de ceux qui la déterminent.
Les deux auteurs en profitent pour égratigner dans la foulée tous ceux qui ont eu l'intelligence de ne pas répondre à ce jeu, les accusant d'abstention, faisant un parallèle avec (on suppose) le taux d'abstention des élections présidentielles d'avril 2002 : « Ici comme ailleurs, n'ont-ils pas des effets plus pervers encore ? ». C'est donner beaucoup d'importance à un classement censé réunir au départ « une image collective des subjectivités individuelles ».
Les valeurs classiques (la forme et le travail)
Mais au bout du compte, la question essentielle est de savoir où veut en venir exactement Eric Troncy. …videmment, il a le droit de se contredire, d'user d'hyper-subjectivité et d'ironie. Tout jugement est entaché de ses contradictions. Là n'est pas le problème. Il a également le droit de ne pas prendre en compte l'histoire des idées, au profit de celle plus simple des images et de leur impact. Il ne sera pas le premier, ni le dernier en ce domaine, et l'histoire de l'art s'en est toujours très bien accommodée en faisant son propre tri. De même, personne aujourd'hui ne lui reprochera de ne pas prendre en compte les intentions des artistes sous prétexte que leurs œuvres sont déjà achetées. Dans un cas comme dans l'autre, la manipulation des images et des consciences est à la mode, comme nous l'a très justement rappelé Patrick Le Lay (le PDG de TF1) il y a quelques mois. Enfin, personne n'ira contredire son renoncement aux idéologies, puisque la fin des idéologies est aujourd'hui la philosophie la plus répandue, la nouvelle tarte à la crème de la pensée collective. On pourrait même affirmer qu'Eric Troncy est au fond le parfait reflet d'une tendance médiatique sujette à critiquer vertement les médias tout en usant de tous leurs mécanismes, à l'image d'un Marc-Olivier Fogiel moraliste qui distribue à tout bout de champ des bons ou mauvais points tout en faisant des castings pour satisfaire la demande des producteurs.
Sur un plan plus esthétique, il semble néanmoins que ce jeu de société ambivalent cache deux choses. La première serait la construction au fil du temps d'une sorte de personnage (ou de costume) pour lui-même, un super commissaire-critique-auteur qui agirait au bout du compte à l'instar d'un méta-artiste. Sur ce sujet, le débat n'a pas lieu d'être. Il est en effet un auteur comme un directeur artistique de revue est aujourd'hui un auteur par sa faculté à réunir dans une même page des images qui, au départ, n'avaient rien à faire ensemble. Une image des Light Machine de Xavier Veilhan et la dernière pub de Chanel. Une image de The Fragile Truth de Damien Hirst et un reportage sur les nouveaux tranquillisants à la mode. Ou enfin, une image de Christian Marclay et un classement des meilleures ventes de disques de l'année.
La seconde est ce sentiment d'inquiétude qui influe sur la plupart des textes ou entretiens évoqués plus haut. L'inquiétude de celui qui a peur que les artistes qu'il a tant défendus ces dernières années soient rapidement oubliés par l'histoire qui éjecte au pas de course les courants, comme elle est en train de le faire avec l'esthétique relationnelle. Du coup, il tente de modifier la perception esthétique que nous avons de ces mêmes artistes en tentant de les réintroduire dans le champ de la grande histoire des formes contre les dérives de la vague « immatérielle ». C'est pour cette raison que Rikrit Tiravanija se retrouve « coloriste de grande importance » et Angela Bulloch et Liam Gillick « avant tout sculpteurs ». Cette position serait presque compréhensible si elle n'était teintée par une faculté à étouffer les choses plutôt qu'à les libérer. L'inquiétude d'Eric Troncy semble virer peu à peu au cynisme aigri, et par conséquent, à quelques relents réactionnaires qui nous rappellent certains arguments défendus par tous ceux qui ne supportent pas l'art de leur temps pour défendre les valeurs classiques (la forme et le travail). « Il y a de ce point de vue une grande confusion en ce moment. Beaucoup de « candidats artistes » sont dans l'art par défaut : c'est plus simple d'y faire carrière », confie-t-il dans le 02 de juillet 2003. « C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai parfois du mal avec des travaux récents dans lesquels la question formelle est traitée par-dessus la cheville », ajoute-t-il sans préciser la nature exacte du soi-disant relâchement formel. Accuser ainsi les artistes les plus jeunes d'un « manque de rigueur formelle », c'est en général l'argument que l'on ressort pour dénigrer un art que l'on ne cherche plus à comprendre. Qui aurait dit en 1989 que Pierre Huyghe allait construire dix ans plus tard des grandes cathédrales d'images hyper sophistiquées et calibrées dans les moindres détails ? Et, en effet très formelles.