EX VOTO POUR UNE SCENE POETIQUE par Eric Dayre et Patrick Dubost
Aujourd’hui s’entend peut-être mieux la nécessité de reconnaître et de comprendre le phénomène poétique par la voix et le corps, et pas simplement dans la lecture solitaire et silencieuse de la page et du livre. D’ailleurs l’écoute et l’observation du phénomène poétique « en scène », en situation de lecture à voix haute ou en « performance » se fait aussi en silence. Dans une salle, le fin silence du « spectateur » vaut pour un certain silence de lecture, mais soudain est proposé le jeu de présence et de retrait, un portrait et un rythme continués, une intellection et une sensation du poète sur scène.
Il est vrai que certains poètes ne comprennent pas que la scène appartient « poétiquement » à la poésie, ou plutôt ils n’accordent pas à leur performance de poser une question nécessaire. Ils lisent, avec en phylactère au dessus de leur tête, un : « je lis, mais cela m’ennuie au fond », « je vous concède une lecture », mais « cela ne convient pas vraiment » ; la lecture n’est qu’une « illustration circonstancielle » de ce que j’écris ; elle n’en est pas l’« événement » central.
Le porte-à-faux de l’élocution, lorsqu’il se révèle, est en soi intéressant et donne à penser au-delà même de la réticence. L’élocution, la diction et l’attitude proposent un monde. Le « poète en lecture » en joue, et le spectateur le sait.
La performance poétique n’est jamais indifférente. Il n’est d’ailleurs jamais simplement question de sa réussite ou de son échec « dramatique », ou plus largement « esthétique ». Ce n’est pas l’« éclat » de la performance qui induit sa pertinence. Les sensations de la lecture sur scène permettent en fait, paradoxalement, de poser la question de ce qui n’appartient pas totalement à la sensation. La performance est paradoxalement un point de rencontre entre quelque chose d’esthétique et quelque chose d’inesthétique : une faiblesse et un risque d’où peut sortir la force qui s’en nourrit et donne un grand moment de lecture qu’on n’oublie pas. Alors on n’oublie pas que l’être-en-présence de la poésie lue ou performée est lui aussi scindé, partagé et départagé. Le texte est à nouveau pesé sur scène, à la proportion d’une salle obscure. La scène est le lieu où la poésie s’interroge sur elle-même, sur son effectuation, sur son effet et la place qu’elle occupe « réellement » ou plutôt « véritablement ». La scène a pour fonction de demander sa part de vérité au réel.
Il y a également des moments, à l’opposé, où la lecture « investie » ne parvient pas à remplacer l’absence d’un texte, où l’on entend dans la voix elle-même la faible prise en compte de ce que peut effectuer le texte écrit en sa disparition illocutoire. La lecture physique n’est donc pas non plus un fétiche en soi. Elle n’est pas le gage d’une densité esthétique où la voix « triompherait » d’une possible (ou quelconque) « inesthétique » ou du silence des lettres. On se tient encore plutôt à l’articulation de la sensation et de ce qui n’est pas elle ; et tout l’intérêt se concentre sur la rencontre, en quelque manière physique, de ces deux opposés.
Une remarque incidente — en rapport au régime de la publicité littéraire actuelle. Pour quelle raison une lecture de poésie, quand bien même elle ne serait qu’illustrative, devrait-elle poser un problème plus grand ou plus grave que celui qu’impose le bavardage fétichisé de ce que Martin Rueff a appelé la « non-poésie des non-poètes » — cette « parole » qui envahit les ondes et les « médias » ? Un poète, même s’il n’aime guère (se) lire, est souvent plus sensationnel qu’un journaliste littéraire.
Est plus nécessaire que jamais peut-être le fait de donner place à une voix, à des voix, un corps et des corps qui font une expérience ou « une scène poétique ». C’est ce qu’affirme en tout cas la tenue régulière des soirées de la Scène Poétique que nous organisons à l’Ecole normale supérieure de Lyon.
Eric DAYRE, Patrick DUBOST