Les poètes par Michel Roland-Guill
De la préface de l'Interprète des désirs, Pierre Lory:
Le poète antéislamique se disait inspiré par son double (qarîn), son « génie ». Sa parole était en outre supposée exercer un pouvoir, une action efficace. Un poème d’amour est un geste positif de séduction, une satire est une véritable attaque portée contre la puissance d’autrui: Al-kalimâtu kilâmun, « les paroles sont des blessures », dit l’adage ancien. Ainsi une anecdote rapporte-t-elle que, à la suite d’une guerre intertribale, les vainqueurs bâillonnèrent le poète de la tribu vaincue pour l’empêcher de continuer à nuire par son verbe.
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Le Coran rejetant avec véhémence l’assimilation de la révélation à de la poésie, et attaquant même l’activité des poètes, il n’a plus guère été question par la suite de l’inspiration due aux génies.
Ce morceau vient au croisement de deux lignes de ruminations / conversations qui m'ont occupé ces temps-ci. Dans l'une il s'agit d'une certaine condamnation de la poésie dans la modernité de la fin du siècle dernier (Francis Ponge, Denis Roche, TXT...), de la poésie ou d'une certaine attitude poétique, de la prétention au sublime ou plus généralement du lyrisme. Par ailleurs la lecture de différentes notes, écoutes, qui posent la possibilité que l'histoire de la révélation islamique soit une fiction de part en part, avec ça un article qui posait, lui, la possibilité que Jésus ne fût pas mort sur la croix mais qu'il ait vécu encore après l'épisode de la crucifixion (j'ai tapé "crucifiction", ce qui est assez joli: pas sûr dans ces conditions que la crucifixion elle-même ne fût pas un mythe). Et puis souvenir des cours de Römer et de la lecture des nouveaux archéologues israéliens, Finkelstein et al.. La question, c'est comment une religion survit à la dénonciation des faits sur lesquels elle s'est bâtie ou a cru s'être bâtie? Qu'est-ce que la religion juive sans le passage de la Mer Rouge, la conquête de Canaan? La religion chrétienne sans la mort du Christ sur la croix? L'islam sans Muhammad? Il y a la possibilité du refus pur et simple. Mais le plus intéressant est l'autre possibilité: l'interprétation. Le catholicisme l'a suivie par exemple sur la Genèse. Cependant pourrait-il survivre en acceptant que le Christ ne fût pas mort sur la croix?
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Au début de son livre récent, Il Fuoco e il racconto, Giorgio Agamben rapporte ce "conte hassidique":
À la fin de son livre sur la mystique juive, Scholem raconte cette histoire, qui lui avait été transmise par Joseph Agnon:
Quand le Baal Shem, le fondateur du hassidisme, devait s'acquitter d'une tâche difficile, il allait en un certain endroit dans les bois, il allumait un feu, disait les prières et ce qu'il voulait se réalisait. Quand, un génération plus tard, le Maggid de Meseritch se trouva en face du même problème, il se rendit au même endroit dans les bois et dit: "Non ne savons plus allumer le feu mais nous pouvons dire les prières" - et tout advint selon son désir. Encore un génération après, Rabbi Moshe Leib de Sassov se trouva dans la même situation, il alla dans la forêt et dit: "Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, mais nous connaissons l'endroit dans les bois, et cela doit suffire". Et effectivement cela suffit. Mais quand une autre génération eut passé et que Rabbi Israël de Rishin dut lui aussi se mesurer à la même difficulté, il resta dans son château, s'assit dans son fauteuil doré et il dit: "Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne sommes plus capables de réciter les prières et nous ne connaissons même plus l'endroit dans les bois: mais de tout cela nous pouvons raconter l'histoire". Et, encore une fois, cela suffit.
Il est possible (continue Agamben) de lire cette anecdote comme une allégorie de la littérature.
La littérature comme ce qui reste lorsque la croyance a disparu.
La question des poètes dans le Coran arrive bien là. D'une certaine façon, ce que fait le Coran, c'est de séparer les domaines, de réserver le sublime à la révélation (et ici à la différence de ce qu'il en est chez Agamben, la poésie ne vient pas après la révélation, après que le feu de la révélation se soit éteint, mais avant. Il est vrai qu'Agamben ne parle pas de poésie précisément, mais de littérature).
Ce qu'apporte la note de Pierre Lory, c'est que la poésie anté-islamique ne prétend pas tant au sublime qu'à l'efficacité, à l'efficacité magique.
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224. Et les poètes, les égarés les suivent.
225. Ne vois-tu pas divaguer dans chaque vallée
226. et qu'ils disent ce qu’ils ne font pas,
227. sauf ceux qui croient et font de bonnes œuvres et remémorent souvent le nom d'Allah et se défendent après avoir été lésés et ceux qui lèsent apprendront de quels renversements ils seront renversés.
On cite rarement le dernier verset, celui qui clôt la sourate[1]. On cite les ayat 224 - 226 pour attester de la condamnation, dans le Coran, des poètes. Ce qui a très vite posé problème. On a voulu restreindre la portée de la première ayah et lire une précision sous-entendue: "les poètes [en contact avec un jinn]". Cependant le verset 227 limite la portée du verset 224, non par une précision, comme ci-dessus, mais par une exception. Sont exempté de la condamnation (certains veulent voir dans cette exception une abrogation, au sens islamique), certains poètes: "ceux qui croient et font de bonnes œuvres", etc.
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Les deux sources les plus complètes pour faire connaissance avec Umayya b. Abi-s Salt sont un article de la Wikipedia germanophone et un article d'Al Makin, professeur indonésien en études islamiques, formé d'abord à Heidelberg[2].
Pour ce que j'en ai retenu, Umayya était un poète plus âgé que Muhammad, qui a cherché à acclimater les révélations juives et chrétiennes dans le contexte arabe. La thèse d'Al Makin est que l'islam est apparu dans un contexte où d'autres prophètes, ou prétendus tels, avant lui et en même temps que lui, cherchaient dans les mêmes directions que lui. Il a une belle métaphore pour figurer ça: dans la journée, on ne voit que le soleil mais la nuit, lorsque le soleil est caché, on peut voir une multitude d'étoiles. Ainsi la fortune de l'islam cache le fond de spéculations, de recherches et de désirs prophétiques sur lequel il s'est détaché. Selon les bibliographies (mais peut-être orientées par la version musulmane de l'histoire), Umayya ne se voulait pas prophète, poète seulement, mais attendait de le devenir, attendait en quelque sorte que la révélation descende sur lui. La tradition fait de lui un hanif, c'est-à-dire un monothéiste pré-musulman qui ne fût cependant ni juif, ni chrétien. Hanif est le mot qui désigne la religion d'Abraham, Abraham est le hanif par excellence. Lorsque Muhammad est apparu, Umayya a été tenté par l'islam (certains disent qu'il en fût jaloux et dépité de voir que la révélation étaient descendue sur un autre, plus jeune que lui) mais qu'il ne s'y est jamais rallié et qu'il s'en est détourné après la bataille de Badr au cours de laquelle beaucoup des siens furent tués par les musulmans.
Les versets de la sourate des poètes peuvent faire allusion à Umayya, mais il y avait d'autres poètes-prophètes que lui. Et par ailleurs, même si certains taxèrent sa poésie de médiocre et qu'elle fût proscrite sous le règne des premier califes, il semble que Muhammad l'appréciait particulièrement. Muslim dans son Sahi (un des principaux recueils de hadiths) consacre un chapitre à la poésie et Umayya y tient la première place.
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Comment maintenir la possibilité d'une vie religieuse lorsque le récit sur quoi se fonde telle ou telle religion s'avère soit mythique, soit mythifié, trompeur, arrangé, inexact, et d'une certaine façon menteur. Il y a une autre joie (est-ce vraiment une autre?) derrière, celle du savoir, de la compréhension et de la conception. Après tout, n'est-ce pas plus satisfaisant, plus excitant aussi pour l'esprit, d'imaginer, de reconstruire en imagination, en montant les informations reçues en images et en narration, d'imaginer, dis-je, l'élaboration de l'islam comme me le propose aujourd'hui Al Makin, que selon la vulgate? Mais alors qu'en est-il de la révélation? L'islam n'est-il pas un mouvement, une entreprise religieuse parmi beaucoup d'autres, qui n'a pour elle, non tant une différence de nature quant à ses fondements, mais d'avoir réussi, juste ça, qui n'est pas rien mais qui ne dit rien quant à sa vérité, et d'avoir réussi parce que son prophète était aussi (s'est aussi révélé) un homme de guerre. C'est-à-dire non parce qu'il avait reçu la Révélation mais parce qu'il a été mieux placé sur le marché des religions alors en concurrence. C'est-à-dire que la question est celle de la Révélation. Et je me demande comment on peut être musulman et admettre la possibilité de ce que suggèrent les recherches historiques sur les faits.
Qu'en serait-il de la pérennité de la religion chrétienne si la science historique avérait sans le moindre doute que Jésus n'est pas mort en croix. Ce serait sans doute un vrai défi, un peu l'équivalent de l'hypothèse que le Coran aurait été composé par les premiers califes, pour encadrer idéologiquement leur pouvoir, acquis par une conquête laïquement guerrière. Cependant le christianisme (pas tout le christianisme) a pu survivre à de nombreuses remises en question de ce que le magistère tenait pour des faits (Galilée, la Genèse, l'évolution, etc.) et on peut, je crois, rester chrétien en "interprétant" ce qui est (toujours) donné comme dogme: la résurrection du Christ, la virginité de Marie, voire même la divinité de Jésus. Le dogme fondateur du Coran comme parole de D. et l'absence d'un magistère central en mesure d'autoriser les évolutions interprétatives rendent difficile en islam l'existence d'une zone d'adaptation. Et je me dis qu'en face des vérités historiques, le musulman de culture n'a guère le choix qu'entre la crispation dans la croyance et l'incroyance: c'est le cas par exemple d'un Meddeb, malgré toute sa sympathie pour l'islam spirituel, etc., et de plus une incroyance qui ne peut que difficilement ne pas se transformer en hostilité active à l'encontre de la religion.
Alors j'essaie d'imaginer une pratique, une manière de vivre. Ce que je vois alors, c'est une manière de vivre qui assume la rupture entre le discours religieux et le discours scientifique, qui met au second plan la question de l'accord entre les deux. Au second plan, ça ne signifie pas l'évacuer mais n'en pas faire une question préalable, ne pas exiger qu'elle soit réglée avant de pouvoir d'une part adhérer à la connaissance construite par le discours scientifique et de l'autre à une pratique religieuse (et aux discours qui lui sont consubstantiels). Ne pas renoncer à comprendre la vérité du discours religieux mais ôter à la question de la croyance son privilège: la religion devient une question d'adhésion (à des discours et des pratiques) et non une question de croyance. Aller à la mosquée, faire ses cinq prières par jour, suivre les préceptes de la religion et par ailleurs, à côté, parallèlement, pouvoir étudier les circonstances historiques de la naissance de l'islam. Ce que j'essayais naguère d'articuler sous le concept de "non-moderne".
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1. De l'avis général, c'est une addition tardive, ajoutée lorsque des poètes comme Hassan b. Thabit, ont rejoint Muhammad et ont mis leur talent au service de l'islam. Les traductions sont assez divergentes. La restitution que je donne est peu sûre.
2. RE-THINKING OTHER CLAIMANTS TO PROPHETHOOD: the Case of Umayya ibn Abî> Salt (Al-Ja>mi‘ah, Vol. 48, No. 1, 2010 M/1431 H)