02 déc.
2002
Look at me!
Sitaudis étant à l'origine d'une polémique sur la « micro-édition » qui a suscité beaucoup de vives réactions, la plupart du temps très affectives, il semble nécessaire aujourd'hui de prendre le recul que ne permet pas le Web et d'apporter, le plus brièvement possible, quelques précisions dans ce débat jugé « pas intéressant »par les dames ; mais avant de tenter de répondre aux principaux arguments adverses, rappelons d'abord que nous visons des pratiques et non pas des personnes ; ensuite, qu'il est souvent et malheureusement bien plus risqué d'être franc avec ses amis qu'avec ses ennemis.
1) Objection la plus courante : « vous feriez mieux de parler des textes... » comme si ceux-ci existaient en soi, avec des chances égales dans le ciel éthéré des postérités à venir ! Un site ayant à cœur de défendre et promouvoir ce qui s'écrit aujourd'hui de plus vivant, se doit d'examiner le mode actuel de circulation des textes en question, et surtout les dispositifs ou les structures en cours de modification par rapport aux époques antérieures ; ça revêt autant d'importance pour nous que le récent incendie du dépôt des Belles-Lettres, diffuseur de nombreux petits éditeurs. Il faut examiner aussi bien ce qui a profondément changé, (peut-être aucune époque n'a donné autant que la nôtre consistance à ses chimères) que ce qui perdure (les poètes se plaignent).
2) « Nos aïeux ont fait la même chose et ont laissé des traces » et de citer l'auto-édition d' « Une saison en enfer » ou des pratiques et revues plus récentes comme celles de Fluxus ou Tartalacrème. Comme toujours les débats suscitent des comparaisons hallucinées entre des objets et des contextes que rien n'apparente mais pour mieux s'en rendre compte, il convient de se pencher sur le troisième et dernier argument, le plus utilisé par les jeunes poètes alors même que le cœur de ce débat n'oppose pas des « anciens » à des « modernes ».
3) « Ces formes d'édition sont le meilleur soutien (au meilleur prix !) d'une action militante sur le terrain en faveur de la conquête d'un nouveau public ».
Là réside la plus grande naïveté, parfaitement symétrique à la présomption arrogante d'un Pivot prétendant qu'aujourd'hui Rimbaud serait édité sans problèmes.
Parce que la poésie relève de l'art, je crois qu'elle n'est pas, à de rares et heureuses exceptions près, immédiatement accessible à un large public.
Sans évoquer la délicate question de la réception de la poésie par les poètes eux-mêmes, j'estime qu'il y a environ entre 1500 et 5000 personnes en France capables de lire la poésie qui s'invente aujourd'hui : l'essentiel est d'atteindre ces gens-là, pas plus nombreux qu'à l'époque de Baudelaire malgré les efforts déployés par l'…ducation Nationale, mais beaucoup moins repérables ; ils n'habitent pas tous Paris, ne lisent pas forcément Libé, sont célèbres ou complètement inconnus, certains usent d'Internet et d'autres ne le feront jamais. C'est un ensemble flou et fou, virtuel, un cénacle jamais rassemblé, un rêve de poètes. Les grilles sociologiques ne peuvent les encadrer, peut-être à cause de la réciproque. Le public des « amateurs » de peinture est plus identifié et manipulable à cause du marché (et des entrées au musée)mais de même qu'un tableau peut susciter le début d'une collection, il suffit parfois d'un poème d'une page pour faire naître (ou plutôt, renaître) et former un lecteur : or, nous (les poètes francophones) sommes aujourd'hui presque coupés de la plupart de ces lecteurs-là et nous devons nous en prendre non pas aux profs ni à l'…tat mais avant tout... à nous-mêmes.
Car nous ne cessons depuis quelques années d'accroître la confusion ambiante à force de concessions, faiblesses, mensonges, complaisances, flatteries, bricolages, stratégies mesquines ou risibles. Nous programmons le cercle de notre disparition, il se resserre sur nous.
Si j'attaque (et attaquerai encore) « Contre-Pied » ou « « 4/5 », c'est parce qu'on voit proliférer ces dispositifs sur le seul modèle de... la coopérative agricole : à l'origine de ces éditions ou revues (quelle différence entre les deux ?!), je ne vois rien d'autre que la convergence d'intérêts de petits producteurs locaux à la recherche bien illusoire de consommateurs ; comment résister à la tentation de relier ce phénomène au constat de la disparition progressive des revues dignes de ce nom ? Parmi celles-ci, même les plus anthologiques dans leurs conceptions, consacraient un minimum d'espace à des dossiers, des notes de lecture, des gestes artistiques, des débats, des correspondances ou des petits essais. Le seule jeune revue, reçue ici, encore attachée à ce régime, a été « Parages », la revue des normaliens mais on a constaté l'affligeante, l'inquiétante médiocrité des « poèmes » et des œuvres reproduits ; gardons-nous de la nostalgie mais avouons que les nouvelles formes qui ne manqueront pas de se manifester sont encore dans les limbes et reconnaissons que le niveau de l'intérêt pour l'expression d'autrui s'amenuise : la plus grande hâte, la précipitation dans le seul souci de l'expression individuelle me semblent à même d'expliquer cette prolifération de textes aussi pauvres que nus, à la recherche désespérée et schizophrénique de leur propre promotion. En tout cas, un poste d'observation comme le nôtre, permet de constater également la répétition indigente de formules révélant une ignorance assez crasse des œuvres du passé et pas forcément du passé le plus récent.
On a pourtant des structures, des institutions solides, des moyens financiers et de bons outils de régulation comme le CNL, toutes choses qui nous dispensent peut-être d'une salutaire, énergique et vitale remise en cause ; il nous faudrait plus de franchise et moins d'indifférence :« utile ordonnance », écrivit Montaigne « mais de difficile exécution ».
1) Objection la plus courante : « vous feriez mieux de parler des textes... » comme si ceux-ci existaient en soi, avec des chances égales dans le ciel éthéré des postérités à venir ! Un site ayant à cœur de défendre et promouvoir ce qui s'écrit aujourd'hui de plus vivant, se doit d'examiner le mode actuel de circulation des textes en question, et surtout les dispositifs ou les structures en cours de modification par rapport aux époques antérieures ; ça revêt autant d'importance pour nous que le récent incendie du dépôt des Belles-Lettres, diffuseur de nombreux petits éditeurs. Il faut examiner aussi bien ce qui a profondément changé, (peut-être aucune époque n'a donné autant que la nôtre consistance à ses chimères) que ce qui perdure (les poètes se plaignent).
2) « Nos aïeux ont fait la même chose et ont laissé des traces » et de citer l'auto-édition d' « Une saison en enfer » ou des pratiques et revues plus récentes comme celles de Fluxus ou Tartalacrème. Comme toujours les débats suscitent des comparaisons hallucinées entre des objets et des contextes que rien n'apparente mais pour mieux s'en rendre compte, il convient de se pencher sur le troisième et dernier argument, le plus utilisé par les jeunes poètes alors même que le cœur de ce débat n'oppose pas des « anciens » à des « modernes ».
3) « Ces formes d'édition sont le meilleur soutien (au meilleur prix !) d'une action militante sur le terrain en faveur de la conquête d'un nouveau public ».
Là réside la plus grande naïveté, parfaitement symétrique à la présomption arrogante d'un Pivot prétendant qu'aujourd'hui Rimbaud serait édité sans problèmes.
Parce que la poésie relève de l'art, je crois qu'elle n'est pas, à de rares et heureuses exceptions près, immédiatement accessible à un large public.
Sans évoquer la délicate question de la réception de la poésie par les poètes eux-mêmes, j'estime qu'il y a environ entre 1500 et 5000 personnes en France capables de lire la poésie qui s'invente aujourd'hui : l'essentiel est d'atteindre ces gens-là, pas plus nombreux qu'à l'époque de Baudelaire malgré les efforts déployés par l'…ducation Nationale, mais beaucoup moins repérables ; ils n'habitent pas tous Paris, ne lisent pas forcément Libé, sont célèbres ou complètement inconnus, certains usent d'Internet et d'autres ne le feront jamais. C'est un ensemble flou et fou, virtuel, un cénacle jamais rassemblé, un rêve de poètes. Les grilles sociologiques ne peuvent les encadrer, peut-être à cause de la réciproque. Le public des « amateurs » de peinture est plus identifié et manipulable à cause du marché (et des entrées au musée)mais de même qu'un tableau peut susciter le début d'une collection, il suffit parfois d'un poème d'une page pour faire naître (ou plutôt, renaître) et former un lecteur : or, nous (les poètes francophones) sommes aujourd'hui presque coupés de la plupart de ces lecteurs-là et nous devons nous en prendre non pas aux profs ni à l'…tat mais avant tout... à nous-mêmes.
Car nous ne cessons depuis quelques années d'accroître la confusion ambiante à force de concessions, faiblesses, mensonges, complaisances, flatteries, bricolages, stratégies mesquines ou risibles. Nous programmons le cercle de notre disparition, il se resserre sur nous.
Si j'attaque (et attaquerai encore) « Contre-Pied » ou « « 4/5 », c'est parce qu'on voit proliférer ces dispositifs sur le seul modèle de... la coopérative agricole : à l'origine de ces éditions ou revues (quelle différence entre les deux ?!), je ne vois rien d'autre que la convergence d'intérêts de petits producteurs locaux à la recherche bien illusoire de consommateurs ; comment résister à la tentation de relier ce phénomène au constat de la disparition progressive des revues dignes de ce nom ? Parmi celles-ci, même les plus anthologiques dans leurs conceptions, consacraient un minimum d'espace à des dossiers, des notes de lecture, des gestes artistiques, des débats, des correspondances ou des petits essais. Le seule jeune revue, reçue ici, encore attachée à ce régime, a été « Parages », la revue des normaliens mais on a constaté l'affligeante, l'inquiétante médiocrité des « poèmes » et des œuvres reproduits ; gardons-nous de la nostalgie mais avouons que les nouvelles formes qui ne manqueront pas de se manifester sont encore dans les limbes et reconnaissons que le niveau de l'intérêt pour l'expression d'autrui s'amenuise : la plus grande hâte, la précipitation dans le seul souci de l'expression individuelle me semblent à même d'expliquer cette prolifération de textes aussi pauvres que nus, à la recherche désespérée et schizophrénique de leur propre promotion. En tout cas, un poste d'observation comme le nôtre, permet de constater également la répétition indigente de formules révélant une ignorance assez crasse des œuvres du passé et pas forcément du passé le plus récent.
On a pourtant des structures, des institutions solides, des moyens financiers et de bons outils de régulation comme le CNL, toutes choses qui nous dispensent peut-être d'une salutaire, énergique et vitale remise en cause ; il nous faudrait plus de franchise et moins d'indifférence :« utile ordonnance », écrivit Montaigne « mais de difficile exécution ».