Mais qu'est-ce qu'elles ont ?
« Mais qu'est-ce qu'elles ont ? » s'exclament les hommes animateurs de revues, de soirées, ou directeurs de collections et/ou de maisons d'édition de poésie devant les réactions virulentes de poètes femmes qu'ils avaient invitées. Alors même qu'ils les accueillent, les invitent dans leurs soirées, les reçoivent dans leurs revues, au sein de leurs collections ou de leurs éditions, soudain, l'une d'elles réagit mal, une autre se rebelle contre l'assignation de "femme" qu'ils lui avaient attribuée pourtant avec innocence et bonne foi. N'est-ce pas une femme qu'ils ont ainsi reçue, ce fait ne mériterait-il pas d'être mentionné ? Et pourquoi pas ? Celle-là ne serait-elle pas un peu hystéro sur les bords, et cette autre, totalement égocentrique, voire mal baisée ? Un récent micro-épisode (car événement il n'y pas) du milieu de la poésie illustre bien cette incompréhension des "poètes mâles" à l'égard de l'assignation de "poètes femelles" (comme dirait Adilia Lopes).
Hélèna Villovitch et nous-mêmes étions invitées à une soirée qui, contrairement à ce que son nom indique, n'est pas celle des poètes usagés, mais se veut au contraire accueillir de jeunes poètes, afin de soutenir et mettre en valeur « leur travail ». Les organisateurs avaient décidé à l'occasion de la "journée de la femme" de n'inviter que quelques spécimens de l'espèce : cette année, trois femmes. Seulement, par malchance, l'un d'entre eux (disons Monsieur X.) a fait les mauvais choix : il nous a invitées nous, qui, manque de bol, venions de publier un échange sur la place des femmes dans la poésie contemporaine intitulé Sois une femme et tais-toi. L'épisode se découpe en trois séquences. Séquence numéro 1 : Monsieur X. nous envoie un premier texte "littéraire" pour présenter la soirée. Nous découvrons à la lecture d'un échange qui peut à peine prétendre au nom de texte, que les "femmes écrivent toutes de la main gauche" car elles sont "notre"reflet, "notre" double différent et pas pareil et comme dans une pub pour Benetton. Séquence numéro 2 : au cours de la soirée elle-même, Monsieur X. s'enfonce : ce soir, nous avons ici trois femmes (l'idée apparemment lui semble brillante), "certains" pourraient lui reprocher ce manque de "parité", mais (... ), puis, s'enlisant davantage : ce soir, ce ne sont pas les trois Grâces, mais les trois Parques qui vont "tisser le fil de la soirée". On écrivait déjà de la main gauche, voire avec nos pieds, mais en outre, nous devenions ainsi les "plus vieilles filles de l'humanité", couvertes de couronnes composées entre autres de narcisses. Dernière séquence : la bonne pondeuse X., non contente de ne pas avoir le dernier mot, re-pond un second texte "littéraire", présentant la soirée de cette année, et se lamentant de celle de l'année dernière : « les personnes » qu'il avait invitées ne s'étaient pas comportées comme il l'aurait souhaité mais lui avaient fait des reproches, n'avaient pas compris la subtilité de son premier texte qui faisait référence à un tableau de Manet, tout occupées qu'elles étaient à leur ego surpuissant.
Le mécontentement de Monsieur X. souligne une fois de plus combien certains hommes, qui animent les soirées de poésie, dirigent les revues ou les maisons d'édition, méconnaissent la violence de l'assignation de femmes dans ce contexte. Et pour cause : lorsque trois hommes sont invités à une lecture, et qui plus est si ce sont trois hommes blancs, judéo-chrétiens, hétéros et français, qui aurait l'idée de dire : "ce soir nous n'avons peut-être pas les trois Adam car il était seul, mais nous recevons les trois mousquetaires qui vont sabrer la soirée de leurs lectures" ? Aussi, ces hommes animateurs de revues, de maisons d'édition, ou de soirées, ne se sont jamais trouvés face à une assignation de leurs textes qui prendrait comme base leur individu et leur identité.
Si nous déplaçons un peu la situation, peut-être que notre révolte contre l'assignation des textes par l'identité f. de leur auteur sera plus claire. S'il n'y avait eu que des poètes noirs à cette soirée, est-ce que le même Monsieur X. aurait eu l'audace de dire : "voilà, ce soir nous avons trois noirs, qui se trouvent être poètes. Certains pourraient me reprocher une discrimination envers les blancs, mais j'ai eu le courage de le faire tout de même" ? Non, pourquoi : parce que l'assignation des textes de ces poètes, d'abord noirs avant d'être écrivains, aurait été très mal reçue par les poètes, et par le public, car perçue comme raciste. Non pas que ces poètes auraient nié leur couleur de peau : ils viennent lire un texte, avant tout. De même, les textes de femmes sont d'abord des textes, avant d'être "de femmes". Parler d'abord du sexe de l'auteur, pour envisager (éventuellement) le texte après, c'est tout simplement du sexisme. C'est le texte avant tout, le texte qui est lu. Et toute assignation qui repose sur un trait identifiant de l'auteur, enferme le texte, le circonscrit dans un champ, lui donne un cadre auquel il ne prétend pas forcément et nuit à la liberté de sa lecture ou de sa réception. Souhaitons alors que les hommes animateurs de lectures, de revues, ou directeurs de maisons d'édition ou de collections, prennent conscience du pouvoir qui est actuellement entre leurs mains, le pouvoir de présentation d'un travail et l'exercent avec prudence.