Pour Yves Bical par Pierre Parlant

Les Incitations

16 janv.
2023

Pour Yves Bical par Pierre Parlant

  • Partager sur Facebook

 

 

              Yves et moi, nous parlions de mille et une choses. Nous parlions du temps qu'il fait et du temps qu'il fera, de poésie, de cuisine, de la lutte des classes, de littérature, de voyages, du théâtre, de l'élégance des chiens d'arrêt, de peinture, de l'assemblage de certains vins, du bonheur du par-cœur, des derniers mots de l'Ulysse de Joyce, quelquefois de musique. Mais nous avions aussi une sorte de domaine réservé où la conversation, comme livrée à elle-même, j'allais dire délivrée, prenait un tour particulier, soutenue qu'elle était par une passion commune. Une passion qui, l'air et l'idéologie du temps aidant, est d'ores et déjà en voie de devenir coupable avant de disparaître purement et simplement.

              Oui, nous parlions de ce dont prochainement personne n'osera plus dire un mot, et, d'ici peu, n'en aura tout bonnement plus l'idée. Car c'est de tauromachie que nous parlions, autrement dit de l'art de combattre le taureau, puisque telle est la signification du mot. Un art qui n'est pas vieux comme le monde bien qu'il trouve son point d'origine dans la fascination qu'aura toujours exercée sur l'humain cet animal hors du commun qu'est le taureau sauvage. Un animal dont le profil, orienté en tous sens, hante déjà les parois de la grotte d'Altamira, continue de chahuter certains rêves, que Goya, Manet, Velasquez, Picasso, Viallat ou Barceló ont voulu figurer, et qu'on retrouve dans des livres nécessaires, notamment ceux d'Ernest Hemingway, de Michel Leiris ou de José Bergamín.

 

* * *

 

              Lorsque nous évoquions cet art — c'était hier —, il me semble que nous étions immédiatement habités par une joie spéciale. Une joie incandescente, si je puis dire, toute d'exubérance et néanmoins plissée, sinon tramée de gravité. Ça débutait toujours de la même manière. Par quelque chose d'imperceptible, d'absolument fulgurant. Sans l'avoir décidé, Yves et moi commencions en effet, chacun de son côté, sans même nous en rendre compte, par prononcer mentalement le mot à l'espagnole : t-o-r-o. Oui, nous le prononcions mentalement, autrement dit nous l'aimions phonétiquement. Et c'est sans doute ainsi que l'idée de l'animal se condensait en nous. Par l'assemblage soudain de quatre lettres et d'un trio de sons. Histoire de ne garder que l'essentiel, de retenir seulement, le temps bref d'une charge, ce que la pensée voit et ce que les yeux entendent.

              C'est en tout cas ce que nous faisions. C'est aussi ce que fait très enfantinement, sans sommation, avec l'application butée des parfaits anonymes, cette multitude que l'afición sait instaurer en fin d'après-midi dans les gradins qui surplombent l'arène. Yves et moi, nous ne faisions que ça, et le souvenir nous débordait. Un souvenir de trois-quart face, tiré à quatre épingles, cambré, surchargé de broderies. Nous nous mettions alors à raconter, à commenter des scènes vues, des moments bouleversants, admirables, quoique à jamais perdus, sous l'unique rapport de ce mot simplifié, t-o-r-o. Un mot tout noir, d'armure redoutable, lancé en plein soleil, effrayant comme l'est un Miura au sortir du corral.

              Aujourd'hui je peux dire qu'en écrivant de la sorte, sans accessoires, dans l'écho de la voix détimbrée qui appelle l'animal, nous sentions et nous expérimentions que s'éveillait en nous une passion bien plus vieille que nous.

 

* * *

 

              Lorsqu'il nous arrivait donc, le plus souvent à l'improviste, d'évoquer cette passion, tandis que nous étions en compagnie des amis, après un de ces délicieux repas dont Yves connaissait par le menu tous les secrets, ou que nous goûtions la douceur du jardin, il m'a semblé plus d'une fois que cette conversation allait tôt ou tard, quoique gentiment, nous isoler du monde. Tout se passait en effet comme si, ajusté à son leurre, le corps du mot toro nous prenait dans son cercle puis, à défaut d'une passe d'empathie, n'y laissait plus entrer personne. Bref, ni solitaires ni reclus, Yves et moi étions de plus en plus ensemble et pourtant de plus en plus seuls. Était-ce à cause de notre enthousiasme fondamental, à cause des destins dont nous risquions le mot à mot, ou du vocabulaire dont nous faisions usage ? Cette solitude était-elle l'antichambre d'une critique, sinon d'un début de polémique venue de l'auditoire ? Un peu tout ça, qui sait, mais pas seulement.

              Quoi qu'il en soit, si notre conversation produisait cette espèce équivoque de silence, c'est d'abord, je crois bien, parce que nous partagions une expérience qui, à vrai dire, ne se partage pas, est impossible à partager faute de l'avoir connue. Non pas qu'il faille être allé à la corrida pour avoir le droit de s'y intéresser, mais pour cette raison élémentaire et cruciale qu'y avoir assisté permet d'emblée de réaliser qu'on n'en finira plus d'essayer de dire pourquoi cette chose si singulière, si paradoxalement belle et terrible, nous a saisis. Façon de dire aussi que sa puissance tient autant à son actualité la plus vive qu'à la mémoire qu'elle enveloppe. Un peu, en moins tragique, comme lorsqu'on va au théâtre ou à l'opéra. Ce qui a lieu sur scène nous retient, peut même nous emporter tandis que, simultanément, se fabrique en nous une émotion inédite, d'une tout autre teneur, et dont la portée sera proprement rétroactive — charge creuse de l'affect, mèche lente du regard antérieur. Rien n'interdit par conséquent de penser que l'art du toreo, que celui du théâtre ou de l'opéra, chacun repensé en son ordre, peuvent être causes d'une sorte d'anamnèse proche de celle dont parle Platon lorsqu'il raconte ce qu'il en est de l'étrange aventure des âmes. Avant d'être dotées d'un corps, précise-t-il, elles ont en effet eu le loisir d'apercevoir la vérité de toutes choses. Vérité qu'elles oublieront forcément en s'incarnant mais dont elles pourront, sous quelques conditions, conserver la nostalgie. De là l'énergie infatigable du désir de connaître chez certaines d'entre elles. Désir qui ne vise finalement rien d'autre que l'actualisation de ce qu'elles sont, à proportion de ce qu'elles ignorent détenir.

              Lorsque nous parlions de tauromachie, Yves et moi, peut-être ne vivions nous pas autre chose. À ceci près que la joie qui s'ensuivait tenait en réalité moins au souvenir, en tant que tel, qu'à la puissance créatrice du ressouvenir, c'est-à-dire à la réinvention fabulatrice, à la réminiscence active de ce que nous avions vu et vécu, l'un comme l'autre — couleurs, beauté, frayeur mêlées —, il y a longtemps, à Arles, à Nîmes, à Madrid ou Séville.

 

* * *

 

              Si je me permets d'évoquer aujourd'hui ces conversations, si j'ose le faire en l'absence de l'ami, c'est qu'entre-temps, il m'a été donné d'apprendre une chose dont je ne suis pas sûr de saisir tout l'enjeu mais qui, depuis, ne cesse de m'impressionner. Au cours des derniers mois, des dernières semaines de sa vie, lorsque la maladie, et surtout la douleur, lui laissaient un peu de répit, calé tant bien que mal au milieu de coussins — c'est ce que Cristine m'a raconté —, Yves passait de longs moments à regarder des videos de corridas sur son téléphone. Avais-je bien entendu ? Oui, c'est bel et bien ce qu'il faisait. Yves regardait sur un écran minuscule les images d'archives d'un des spectacles les plus démesurés qui soient.

              Naturellement, je me suis aussitôt mis à l'imaginer suivre le faste réglé du paseo avant l'entrée toujours aussi espérée qu'inquiétante du toro. Je le voyais observer les actions successives de la faena, saluer l'audace du torero liant les passes, enchaînant les véroniques, accueillant la charge du fauve par un temple, compas ouverts, à pieds joints ou à genoux. Puis, l'épreuve de la pique et la voltige des banderilles passées, lors du dernier tercio, s'imposait à moi l'image d'un Yves plus grave, plus concentré encore, scrutant de tout son être l'agir de l'homme seul, en costume de lumière, liant cette fois, comme en cadence, des séries de naturelles et de derechazos, la surface de sa muleta élargie autant qu'il est permis par l'épée tenue dans sa main droite. Jusqu'au moment du dernier vis-à-vis.

              Prenant la route pour rentrer chez moi — j'habite à Arles —, avalé par endroits sous des arches de feuilles d'une hauteur inouïe, nul besoin d'indiquer qu'il me fut impossible de penser à autre chose. Les jours d'après, j'ai fait et refait le tour des arènes de la ville en tentant de me figurer encore et encore l'expérience d'Yves face à son écran de portable. Au-dessus de ma tête, tandis que je marchais, une troupe de martinets, les premiers de l'année, rayaient avec méthode un ciel pâle. Longeant les murailles arrondies de l'amphithéâtre, blanches et sèches comme des os, je cherchais obstinément à comprendre ce que Yves lui-même avait voulu apercevoir en tenant ce petit, ce si dérisoire rectangle lumineux dans le creux de sa main.

 

* * *

 

              J'ai mentionné tout à l'heure le nom de José Bergamín, un écrivain singulier et génial, catholique et républicain, ayant choisi en 1939 l'exil définitif plutôt que de continuer de vivre dans l'Espagne de Franco et que Malraux prendra pour modèle d'un des personnages de L'espoir. Parmi tous ses ouvrages, il y en a un qui est très beau, La solitude sonore du toreo, livre traduit par Florence Delay, publié par Denis Roche en 1989 dans la collection Fiction & Cie aux éditions du Seuil. Lorsque j'ai appris comment Yves occupait en partie les derniers moments de sa vie, il a fallu que je retourne immédiatement à ce livre de Bergamín. Des phrases, des mots me revenaient. Mots transparents, comme autant d'impeccables revenants. Mots d'une formule que j'avais lue à l'époque, construite à partir d'un propos du torero d'exception et d'orgueil que fut Luis Miguel Dominguín.         

              J'ai retrouvé le livre, le passage en question, page 63 pour être précis. Permettez-moi d'en lire un extrait : « J'ai souvent rapporté ce propos éminemment taurin de Dominguín affirmant que le véritable torero quand il entre dans l'arène entre déjà mort « et qu'autrement il n'irait pas ». Il entre mort de peur ». Et Bergamín de poursuivre et conclure sans broncher, comme à pieds joints lui aussi : « Ne conviendrait-il pas alors de parler du courage de la peur ? »

              En citant Dominguín, en risquant à sa suite ce quasi théorème moral, Bergamín venait de me donner un premier élément de réponse.

              Lorsque Yves regardait sans se lasser des enregistrements de corridas sur son téléphone portable, lorsque l'unique spectateur qu'il devenait y passait des heures, peut-être sentait-il lui aussi, à l'instar du torero, qu'il entrait « mort de peur » dans l'ultime tercio de sa propre vie. Et c'est à coup sûr habité par ce « courage de la peur » dont parle Bergamín, par ce comble du courage qui est l'exact contraire de l'indignité, qu'il assistait au rituel de la mise à mort du toro.

              À ce moment précis, une autre question a surgi : sur cet écran de presque rien, que cherchait-il en outre à vérifier qu'il ne savait déjà ?

 

* * *

 

              Il m'est impossible de dire quand et pourquoi nous en avions parlé mais je suis certain qu'un jour lui ou moi, lui et moi, évoquant l'art de tel ou tel torero — s'agissait-il de l'immense José Tomás ? oui, je crois bien —, nous est venu en même temps le mot duende. Si j'y pense à présent, c'est qu'il est plus que probable que ce mot désigne ce qu'Yves non seulement cherchait à retrouver sur son écran, mais aussi ce que par ailleurs il avait follement désiré éprouver tout au long de sa vie d'acteur.

              Mais comment approcher sans trop de perte le sens de ce mot dont chacun sait par ailleurs qu'il est proprement intraduisible ? Là encore, pour y parvenir, il me faut invoquer la figure d'un absent. Ou, à vrai dire, d'un éternel présent.

              Nous sommes en 1933 et 1934, Federico Garcia Lorca décide de se rendre à Buenos Aires avant de rejoindre Montevideo. Il a le projet d'y prononcer une conférence qu'il a intitulée Jeu et théorie du duende. Sollicitant aussi bien Giotto, Thérèse d'Avila, Jean-Sébastien Bach que les chanteurs gitans, instaurant par là-même une constellation aussi brillante qu'inattendue, Lorca élabore avec brio sa théorie du duende. Confortant pour commencer la signification admise, il rappelle que le mot duende désigne une dimension essentielle de tout acte de création — une sorte de grâce ou, pourquoi pas, de magie. Reste que si l'on veut en cerner rigoureusement les contours, ajoute-t-il, il est impératif de distinguer avec soin le duende lui-même de ce qui relève plus spécifiquement des actions de la muse et de celles de l'ange, tous deux également nécessaires à l'artiste.

              Il va de soi qu'il nous faut maintenant lire un passage de cette conférence magnifique de Lorca. Je vais le faire pour deux raisons. D'abord parce que Yves portait, comme on sait, ce poète dans son cœur. Ensuite parce que Lorca révèle, me semble-t-il, ce que Yves avait parfaitement en vue lorsque nous parlions de la tauromachie et lorsque, plus tard, il allait en regarder en silence les images.

              Yves savait alors mieux que jamais que l'irruption du duende — charme et délicatesse tragique qui accompagnent l'action décisive — a forcément affaire à la mort. Ou plutôt, suivant ici encore Bergamín, qu'il a affaire avec ce « courage de la peur » qui est en somme notre seul moyen de regarder la mort qui s'approche, c'est-à-dire d'être à la hauteur de ce qu'elle exige de nous tandis que nous vivons encore.

              Voici donc le passage que j'ai choisi dans la belle causerie de Lorca. Je le lirai en français puisque, hélas, je ne connais pas l'espagnol. Après quoi Sylvia en fera la lecture dans la langue du poète qui est aussi la sienne.

              Je suis quasiment sûr que Yves connaissait ce texte et je suis certain qu'il aurait aimé en faire la lecture publique ainsi qu'il l'a fait tant de fois dans la maison où nous nous trouvons aujourd'hui. Et j'en viens à me dire, au moment de finir, que ce sont aussi bien les mots du poète que nous allons entendre que le souvenir de la voix d'un homme qui lui-même les aimait.

 

* * *

 

              « Lorsque la muse voit arriver la mort, elle ferme la porte, elle construit un socle, ou elle promène une urne, et y inscrit une épitaphe d'une main de cire, mais très vite, elle retourne arroser son laurier, avec un silence qui vacille entre deux brises.

              […]

              Lorsqu'il voit arriver la mort, l'ange vole en cercles lents et tisse avec les larmes de glace et de narcisses l'élégie que nous avons vu trembler entre les mains de Keats, celles de Villasandino, dans celles d'Herrera, dans celles de Bécquer, et dans celles de Juan Ramón Jiménez. Mais, quelle est la terreur de l'ange s'il sent une araignée, même la plus minuscule, sur son tendre pied rose !

              En revanche, le duende ne vient pas s'il ne voit pas de possibilité de mort, s'il n'est pas sûr qu'elle va rôder autour de la maison, s'il n'est pas certain qu'elle va secouer ces branches que nous portons tous et que l'on ne peut pas, que l'on ne pourra jamais consoler.

              Rappelez-vous le cas de sainte Thérèse, débordante de flamenco et de duende, de flamenco non pas pour avoir dominé un taureau furieux et lui avoir fait trois magnifiques passes, ce qu'elle a fait d'ailleurs, ni pour s'être vantée d'être belle devant frère Juan de la Miseria, ni pour avoir donné une gifle au Nonce de Sa Sainteté, mais pour être une des seules créatures que son duende (et non son ange, parce que l'ange n'attaque jamais) transperce d'un dard en cherchant à la tuer parce qu'elle lui avait ravi le dernier de ses secrets, le pont fragile qui unit les cinq sens à ce centre de chair à vif, de mer à vif, de l'Amour libéré du Temps ».

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Ce texte a été lu en public à l'occasion d'une soirée d'hommage à Yves Bical (1943-
2022) — « Deux ou trois choses que je sais de lui » — organisée à Saint-Étienne-les-Orgues (04) le 10 septembre 2022.