10 févr.
2005
Preuves de cinéma. par Jean-Marc Chapoulie
L'envie que l'on a tout de suite avec un film de Stéphane Bérard, c'est dele soumettre à la critique cinématographique. De l'exposer tout comme l'aété A bout de souffle en son temps à l'appareil critique cinématographique.
Face à un film réalisé par un artiste, je me suis longtemps demandé si leséléments de théorisation dont nous disposons sur le cinéma en général (deBazin à Metz en passant par Labarthe) étaient appropriés. J'ai toujours étéperplexe, ensuite, sur la place de ces films d'artistes à l'intérieur, ou àla périphérie du cinéma en général. Pour les trois films de Stéphane BérardMortinsteinck, L'…cart, et Les Ongles noirs, aucune hésitation possible.
Je dis même que Stéphane Bérard est le seul à faire du cinéma aujourd'hui.
Paradoxe ou exagération ? Disons qu'il est un des seuls à réaliser des filmsqui ont besoin de spectateurs et encore plus de la critique cinéphile pourexister. La salle pleine et le critique prolixe sont le fait de films qui n'en ont pas besoin. Les films de Cinéma ont déjà leurs spectateurs et leurscritiques en eux-mêmes. Ils viennent fournis avec le film. En kit. Vous avezla pellicule avec l'affiche et aussi avec le spectateur - l'âge, et lenombre à 30 % d'erreur - et la critique du film - mitigée à 50 % entre lesbonnes et les mauvaises.
Stéphane Bérard est un artiste qui fait des films. Ils sont plusieursartistes à occuper ce terrain de la fiction ou du documentaire aux coté desautres réalisateurs. Valérie Jouve avec Grand littoral et Ariane Michel avecAprès les pluies renouvellent, par exemple, le genre documentaire. Elles lenourrissent d'expériences autres. Ces deux films ouvrent des esthétiquesdifférentes à ce genre fortement piloté par l'esthétique de l'entertainmenttélévisuel. Ces deux films par exemple sont la preuve de l'existence d'undocumentaire contemporain. De son côté, Stéphane Bérard « fait preuve » deCinéma avec ses trois films. Je vais donc jouer ce rôle de critique pouressayer d'apporter cette « preuve de cinéma ». Mais cela ne consiste pas enune simple présentation de fait. La preuve est un raisonnement.
Reprenons tout au début. Stéphane Bérard artiste, écrivain, musicien etcinéaste, a le respectueux désir de solliciter les « choses telles qu'ellessont » pour reprendre l'expression de Rohmer au sujet d'Isou. Filmer leschoses telles qu'elles sont est un constat réjouissant de prendre la matièredu quotidien, sa femme Nathalie Quintane, ses amis Alexandre Gérard, XavierBoussiron, Jean Yves Jouannais, sa maison dans les Alpes, ses parents, samoto, sa montagne, son vélo, ses voyages pour ravitailler le film. Rohmerparlait de Traité de bave et d'éternité d'Isidor Isou comme « une inquiétude...tout ayant été détruit ou mis en question, il ne restât à l'art riendont il fit sa substance ». Constat passablement conservateur. Pour Bérardprendre les choses telles qu'elles sont n'est plus une inquiétude mais aucontraire un acte libre de filmer ses alentours comme une semence noble deson art. Son quotidien est la substance de ces films, comme le studio et lesstars sont la substance d'un film hollywoodien. Nathalie Quintane est sonAva Gardner, Alexandre Gérard son Bébel le magnifique, sa planche deskate-board son cheval pur-sang, sa Fiat Régata sa Cadillac décapotable, savallée des Alpes son Grand Canyon. Tout n'est que fonctionnalitééquivalente. Chaque personnage ou chaque lieu des films de Bérard sontexprimés dans leur plus simple représentation, simplifiée en une fonction.Pureté et simplicité. Les personnages sont le beau mec, le méchant, la belleblonde (avec perruque), le légionnaire, le videur de boîte de nuit, l'artiste, la mère, sa femme, l'émigré Roumaine, l'infirmière... Les lieuxsont aussi limités en des fonctions. La montagne est faite pour la marche etla varappe, le ciel est habité par des avions, des hélicoptères, ou desparachutistes. Tous les éléments, personnages et décors, matérialisent l'idée d'une pratique concrète. La forme fonctionnelle est soulignée par uneposition (le légionnaire a un casque, la mère est dans la cuisine, lemédecin porte une blouse blanche), et par une action (l'infirmière fait despiqûres, le musicien de la musique, le légionnaire la guerre). StéphaneBérard élimine tout ce qui ne s'y rapporte pas. Il travaille la netteté, uneinfirmière fait des piqûres et rien que des piqûres. Rigueur qui le pousse àutiliser la séquence de l'infirmière dans deux films différents quand c'estnécessaire de faire une piqûre au héros. Là ça commence à devenir vraimentintéressant, chaque séquence par sa fonction devient une pièce du puzzle. Lapièce infirmière est utilisée dans deux puzzles différents. Mais il y aaussi la pièce ciel, la pièce hélicoptère, la pièce ma femme (NathalieQuintane), la pièce le héros (Alexandre Gérard), la pièce DJ Philippe, lapièce voyage en Amérique. Comme pour l'infirmière toutes les pièces sontinterchangeables d'un film à l'autre. Ces trois films ne font en fait qu'unseul puzzle. La première caractéristique des films de Stéphane Bérard estdonc de caractériser, de modéliser à l'extrême les personnages et lespaysages en les réduisant à des fonctions, c'est-à-dire à des charges et desactions minimales dont ils doivent s'acquitter pour exister dans le film.Les films de Bérard ne sont pas des films parodiques mais des filmstopiques. Stéphane Bérard plie les films Hollywoodiens à ses schèmes. Il lespresse comme des citrons, aussi fort que possible, il évacue le jus et gardela peau tannée du fruit comme mémoire du geste et comme représentation nonpas d'une forme mais d'un mouvement intérieur. Devant le film L'…cart noussommes devant L'homme de Rio ou Le Magnifique. Face à Mortinsteink, noussommes face à Fitzcarraldo. Pour Les Ongles noirs, nous sommes devant CandyMontain. Attention je ne dis pas que nous voyons des copies ou même descontrefaçons de ces films. Les films de Stéphane Bérard dégagent la lignegénérale du genre cinématographique. Le film d'Aventure pour L'…cart, lefilm de Guerre pour Mortinsteink, le film « Culturel » pour Les Onglesnoirs. Les films sont en représentions, ils sont de sortie dans une grandesoirée hollywoodienne. Avec leurs moyens de fortune, l'environnementquotidien, les acteurs copains ; les films se montrent à leur avantage, sefont valoir comme des grands, des vrais films de cinéma. La grande leçon decinéma proposée par Stéphane Bérard est de présenter l'action de faire desfilms, c'est-à-dire faire du cinéma comme l'équivalent de faire un jeu àplusieurs copains dans une cour d'école. Par exemple, jouer aux Gendarmes etaux Voleurs. C'est ce jeu pratiqué dans Mortinsteink, Alexandre Gérard étantle voleur (tueur), il se réfugie chez les légionnaires (sous le préau, zonelibre des voleurs) pour échapper aux gendarmes qui le guettent à la sortiede cette zone. Sous ce préau, le voleur rencontre le formateur, le maître dujeu (Bérard) et sa femme (Quintane). Sous ce préau (décor de montagne) ilsdécident tous les trois de jouer à Chat perché. Une nouvelle règle quiprolonge la première ; il ne faut pas se faire attraper. À chat perché, ilfaut s'élever, grimper, descendre et remonter pour être sauvé. Mortinsteinkest ce jeu de chat et de souris avec des mouvements de saut et de sursauttout au long du film. L'…cart, de son côté est comparable au Jeu de l'oie.La case départ est « l'aventure », puis il y a la case rencontre amoureuse,la case je fais de la moto, la case je fais de la musique avec ma moto pourl'épater, la case séparation amoureuse, la case je pars en bateau pour laretrouver, la case vous tombez à l'eau retour à la case départ, la casevacances en Martinique, la case tourisme en Thaïlande, la case je fais dubillard français en Thaïlande, la dernière case étant le Happy End :vous épousez votre Roumaine, en Roumanie. Les Ongles noirs c'est Un, Deux,Trois Soleil. Stéphane Bérard, face au mur, se retourne pour nous livrer desbribes d'images hétérogènes. Vision fortement elliptique du jeu, chaquefois qu'il se retourne pour retrouver ses camarades de jeu dans la mêmeposition, il ne voit qu'une image changée, manipulée. Toutes les imagesoriginales du premier tableau du jeu se sont transformées sans qu'on les aitvues bouger.
Cette manipulation d'image sera développée un peu plus tard. Cettedémonstration de cinéma comme un jeu de cour d'école est la mise en évidenced'une règle essentielle de cet art qui est " faire comme si ". NathalieQuintane fait comme si elle était la femme du commandant, qui lui-même(Stéphane Bérard) fait comme s'il était le mari légionnaire, la mère faitcomme si elle était la mère d'Alexandre Gérard qui fait comme s'il était sonfils, tueur en cavale. Tout cela n'est simplement que ce que nous pratiquonsdans les cours d'écoles primaires depuis toujours. La tribu de Bérardprolonge le "Si j'étais le gendarme et si tu étais le voleur". Jeu de rôles.Jeu à faire comme si. Jean André Fieschi à fait un très beau film sur JeanRouch intitulé Mosso Mosso, qui peut être traduit par On fait comme si. Ilne fait que décrire cette pratique -tradition africaine - appliquée parRouch dans ses propres films... Pour conclure cette première partie, jepeux donc dire que les films de Stéphane Bérard nous montrent des rites depossession. Ils traitent l'image en mouvement d'un rituel régressif, unretour sur ses abîmes, sur son gouffre tripaille, ses affres qui bavent, d'un blanc sale de leur image...
L'autre lien avec Rouch est de se montrer comme un fidèle mainteneur de latradition orale en tant que forme spécifique d'expression populaire. C'estle deuxième point que je voudrais aborder maintenant. Les films de StéphaneBérard s'inscrivent aussi dans une volonté de rupture narrative. Par leurdisloquement en une multitude de pièces de puzzle, traité plus haut (que l'on pourrait assimiler à une forme de Cut up), mais aussi par une volonté decontester les formes de récit et de littérature appliqués au cinéma.Stéphane Bérard crée une ouvre cinématographique orale. Tous les événementssont racontés et non directement présentés comme dans l'action théâtrale.Pour être plus précis, les acteurs se racontent l'histoire (et nous latransmettent) en la jouant. Le film est composé en parlant. Et l'action estcomposée en marchant. Il peut s'agir d'improvisation. Mais la forme généralede composition est plus proche de la poésie sonore, autre lien indirect avecle lettriste Isou. Il n'y a aucune justesse de ton dans l'interprétationdes acteurs, il n'y a que des couacs dans leurs dictions. Nous n'assistonspas à du maniérisme (tout comme pour l'image « mal foutue »), mais unevolonté directe de prendre les sons tels qu'ils sont. Chaque film est reçucomme une combinaison sonore hétérogène. Un ensemble de sons perçusindifféremment, de la voix à la musique, aux bruits du quotidien. StéphaneBérard exerce une critique du fait visuel en produisant l'éclatement dudomaine sonore et des langages écrits par effet de jeu de dominos. Parexemple une sonnerie de téléphone est faite hors champ pendant le tournagepar le bruit de bouche du caméraman. Cette sonnerie à haute voix d'uncaméraman s'improvisant bruiteur ne peut être perçue que comme un ralliementjoyeux du Cinéma. Et par enchaînement comme un effet burlesque duscénariste. Le scénario est composé en parlant à haute voix. Dring, Dring,Dring étant la forme écrite du son, elle devient une réplique orale dans lefilm. Des effets sonores sont aussi produits au montage. Les indicationspour l'opération de traquenard du policier se font directement en commentantl'image elle-même (dans la salle de montage) de la scène pour donner lesentiment que le son est réalisé en direct par un talkie-walkie. Cet exempletouche le cœur du film. Il en est son principe général, sa diégèse. La séquence avec le policier et la femme de ménage dansLes Ongles noirs est une scène documentaire tournée aux Etats-Unis,peut-être lors de vacances. L'image est en plongée, on imagine qu'elle a étéprise d'une chambre d'hôtel. Cette caméra subjective observe, plutôt voleune saynète anodine. Une femme fait le ménage sur un trottoir, un policierde l'autre côté d'un grillage surveille un parking de voiture, et vient à sarencontre pour discuter. Dans le film, cette scène réelle devient une scènefictionnelle pour piéger un pervers (le policier). Les deux personnages setransforment en acteur du film par l'effet de la voix-off.
Les trois films de Stéphane Bérard utilisent ces manipulations d'images pourfabriquer des histoires inventées avec des faits réels, avec des imagesdocumentaires. Des images de voyages, des images de tourismes, des imagesde copains, des images de beuveries entre copains, des images de concert,bref des images de films amateurs de famille qui comme pour un album photosuivent et captent les événements de la vie. Toutes ces images utiliséessont des images de la sphère privée parfois de l'ordre de l'intimedétournées à d'autres fins. Elles sont déroutées de la réalité pour dégagerleur potentiel fictionnel. Car toute image a, en elle, une fiction qui secache.
C'est en partant de ce constat que Stéphane Bérard construit ses films. Ilpart de ses films personnels et les rend publics en en modifiant le statutpar un glissement sémantique, il en bouleverse l'ensemble des effets desens. Nous assistons donc à une opération de transformation, à untravestissement de l'image. Stéphane Bérard ne croit pas que l'image estfixe et distincte, comme certains l'admettent entre le documentaire et lafiction, mais variable et susceptible de se transformer de l'un en l'autre.L'image n'est pas immuable, elle se modifie comme un transformiste d'ungenre en autre, d'un homme en femme.
Prenons un autre exemple, car ces intrusions d'images de nature documentairedans les films de Bérard peuvent avoir plusieurs conséquences. Prenons laséquence du feu de forêt qui est précédée dans le film par l'image du hérosallumant ce feu (L'écart). Nous assistons à un renversement de la causalité.Au tournage ce sont des images de feux de forêt filmées par hasard, et quisont de la catégorie des images volées, qui déclenchent (qui sont la cause)le tournage des images du héros allumant un feu. L'ordre du tournage desdeux plans est l'inverse de l'ordre du montage de ces mêmes plans. Dans lefilm, on voit les images du déclenchement du feu avant. Le héros du filmdevient le pyromane d'un feu réel avec lequel il n'a pourtant aucuneresponsabilité en dehors du film. Ce montage des deux plans dans cet ordreest la preuve d'un délit, et aussi le déclenchement d'une dramaturgiefictionnelle pour le film. Le feu de forêt est la conséquence d'une actioncondamnable du héros.
Stéphane Bérard compose donc ses films à l'envers. Autrement dit, l'auteurde L'…cart, Mortinsteink et des Ongles noirs fait le chemin inverse de celuiqu'il impose à ses spectateurs.
Composer les films à l'envers est le grand système de création de Bérard, laloi organique des films, son système solaire. Stéphane Bérard part d'unnombre de faits captés en image au cours de sa vie, des images qualifiéesplus haut d'images de familles, et à partir de ces images, il en invente et en ordonne les causes. Pour cela il utilise plusieurssubterfuges. Le son off (vu précédemment), mais surtout il tourne des scènescomplémentaires en relation d'implication avec les scènes des films defamille. Autre conséquence, les films ne seront plus jamais,irrémédiablement plus, des films de famille. La mécanique fictionnelle ainsicréée est l'élément cinématographique le plus marquant de la diégétiqueBérard.
Il fait des films antidatés. Tricherie? Non, juste une manière de redonner uncoup de jeunesse à l'image. De repousser sa date de péremption de quelquesjours. Toutes ses impostures sont basées sur le montage et le champ contrechamp. Un inconnu filmé dans la rue montant dans unevoiture devient le DJ Philippe (champ) et dans le plan suivant le conducteur(Xavier Boussiron) lui donne la réplique (contre champ) ; nous n'auronsjamais les deux personnages ensemble dans le même plan. Avoir filmé cetinconnu pour lui faire jouer le rôle de Philippe, c'est se mettre toujours àl'affût du « hasard ». C'est penser le cinéma comme Mallarmé pense lapoésie. Et être dans cette recherche toujours miraculeuse de capter la causefictive qui arrive sans raison apparente ou explicable dans un film. Voiciune définition du cinéma donnée par Stéphane Bérard.
Avec cette approche du hasard, je vais aborder le troisième et dernier pointde cette démonstration qui établit la « preuve » du cinéma!
Sur ce point-là, Stéphane Bérard est dans la grande continuité romantique duXIXe siècle. André Breton est le fils spirituel de Fourier, Stéphane Bérardpourrait être celui de Mallarmé. Le Romantisme a encore réponse à tout pourbeaucoup de nos contemporains. Seulement les structures modernes de l'information poussent Stéphane Bérard à chercher ce « hasard » dans une imagevolée de type caméras de surveillance, dans une image de feu de forêt detype caméscope de famille, ou dans une image de télévision. Il cherche ledésordre de la vie dans les documents actuels pour mieux manifester laradiation même de l'image, l'imprévu. Où est l'imprévu ? Stéphane Bérardfait de cette question son principe, son point de départ. Pour cet artiste,le film est un instrument du hasard. Il crée des rencontres accidentellesqui ressemblent à des rencontres intentionnelles. Le feu filmé par hasarddevient un acte pyromane de l'acteur, intentionnel. L'involontaire - uninconnu descend un escalator - simule le volontaire :« Envoie Hervé sur l'escalator » en voix-off et l'inconnu descend. Les images antidatéesproduisent continuellement des effets de hasard. Les images de foule, dansla rue, des supporters de football français après la victoire à la coupe dumonde de 2002 de leur équipe, deviennent une manifestation politique aprèsun coup d'état. L'interférence entre ces actions humaines indépendantes lesunes des autres, donne ce résultat fortuit.
Stéphane Bérard utilise des images documentaires car la notion de hasarddans les films de fiction est assez paradoxale. La mission principale desfilms de fiction étant de faire croire à la destinée hasardeuse des acteurs.C'est-à-dire de faire croire qu'il n'y a pas de scénario pré-établi. La pirechose étant de connaître la finalité de l'action. Les films de fictionsjouent sur la notion de hasard avant tout comme la traduction de ce qui n'étaitpas prévu. Les rares choses qui généralement sont donc considérées de l'ordre du hasard dans un film de fiction sont la mort d'un acteur, unphénomène politique, climatique, une catastrophe remettant en cause lescénario. L'industrie de fiction prêche donc la maîtrise de la notion duhasard dans le scénario tout en la bannissant dans la production du filmlui-même. Dans les films de Stéphane Bérard, nous assistons à uneutilisation beaucoup plus raffinée de cette notion. Il s'intéresse justementà la production du hasard pendant le tournage. Il se comporte tel unphotographe-paratonnerre. Un avion qui passe derrière les acteurs dans unescène de montagne engendre une scène de crash d'un avion dans le plansuivant. En fait, les hasards rencontrés pendant le tournage nourrissent lefilm de nouvelles scènes : toujours le principe du film conçu à l'envers, le scénario pouvant être écrit une fois le film monté, leprincipe du poème « Le Corbeau » d'Edgar Poe. Le Principe de construire lesfilms à l'envers produit un hasard qui « se comporte comme s'il avait uneintention » (Bergson). Voilà une autre preuve du cinéma de Bérard. Lesystème mis en place donne ce sentiment de « hasard programmé ».
Autre utilisation des effets du hasard avec le montage. Le montage créé lesrencontres entre scènes imprévues, mais chaque action accomplie en vue d'unefin produit accessoirement des effets qui ne sont pas compris dans sa fin.Par exemple, l'image de Rambo l'acteur de film de guerre est l'effet nonvoulu de filmer l'homme Stallone au festival de Deauville. Dans cetteséquence nous assistons à un accident visuel. Nous voyons Rambo à la placede Stallone. Acceptation de la définition d'Aristote qui rapproche le mothasard de celui d'accident. Mais ce qui régit le film dans l'univers duhasard, c'est cette nécessité mécanique de créer dans tous les films desscènes de fiction aux causes insignifiantes mais qui produisent des effetsincalculables. Les deux premiers films sont écrits sur ce schéma. Le premierest l'histoire d'une rupture amoureuse qui entraîne le héros autour du mondepour la retrouver. Dans le deuxième, Mortinsteink, le meurtre accidentel d'un videur entraîne la fuite du héros dans la montagne. Comme l'étranger deCamus, il n'est pas maître de son destin. Une bousculade de l'épaule avecune femme dans la rue (dans le premier plan), produit des effetsincalculables : la mort du videur puis la cavale du meurtrier dans lamontagne. On pourrait ainsi multiplier les exemples de production de «hasard » dans les films de Stéphane Bérard tant tous les éléments s'enchaînent avec le sentiment de confusion propre aux expériences aléatoires.
Le Hasard est le bras armé du réalisateur. Les films de Bérard sont desmondes anarchiques, où les phénomènes se succèdent au gré de leur caprice,mais ils sont objectivés par la volonté du réalisateur. Par le montageentre autres, et par la nature des images elle même (notamment par ces imagesdites de famille), Stéphane Bérard ne fait « qu'objectiver l'état d'âme decelui (le spectateur) qui se serait attendu à l'une des deux espèce d'ordre,et qui rencontre l'autre. » (H.Bergson, L'…volution créatrice).
L'effet produit par les films est comparable à une fulgurance. Tout à coup,on voit une image qui ne se rattache à rien d'antérieur. Les plans sesuccèdent tels « le chant jaillit de source innée : antérieure à un concept.Quelle foudre d'instinct renfermer, simplement la vie, vierge en sasynthèse et loin illuminant tout » (Mallarmé). Le temps des films ne dure qu'en inventant. Stéphane Bérard, en utilisant le hasard comme le propulseurde ces films, met en question la nature même de l'art : vision ou fabrication ?
...
Stéphane Bérard est donc un artiste plasticien qui développe des projetsdans des dessins et maquettes et qui dans le cas qui nous intéresse fait ducinéma. On pourrait redéfinir éternellement ce mot pour savoir ce qu'est ducinéma, dans le cas des films de Bérard, aucune hésitation possible ; lesproblèmes qu'il prétend résoudre sont d'ordre cinématographique.
...
Mais le plus important dans les films de Bérard est cette inscriptioninvolontaire dans un mouvement d'avant garde, en remettant en question lesformes du langage et la hiérarchie des valeurs établies. Car le postulatfondamental est que l'art est un phénomène de langage, et n'est que ça. Pourle cinéma, l'appareil critique l'a trop systématiquement installé dans ledomaine de la littérature, et trop durablement, le phénomène persiste ! C'est contre cette persistance que les films de Stéphane Bérard s'inscriventdans l'Oralité.
Ils se composent en parlant, une sorte de parole enregistrée, entre laconversation de bistrot et le conte (africain). Ce n'est pas plausible. L'histoire est aussi « mal foutue » que l'image de cette histoire. StéphaneBérard envisage la fiction comme une fiction qui s'énonce comme telle et quisemble se démonter elle-même pour manifester le Rien.
Il n'y a donc aucun fait à rapporter de ces films car les éléments(narratif, de dramaturgie, psychologique.) sont le Rien. Il n'y a qu'unraisonnement intuitif de l'image qui est simplement le moyen pour Bérard d'organiser « le hasard » dans ces films. Stéphane Bérard est conscient que lehasard « pur » pris comme tel ne donne rien d'intéressant, il serait naïf decompter sur lui. Stéphane Bérard utilise donc ce principe des plansantidatés pour organiser très précisément ce qui engendrera le hasard. Ilfait croire l'inverse, bien sûr. Il montre l'inverse au spectateur. Lestrois films ne font que révéler un peu plus la mécanique du cinéma. CarStéphane Bérard est conscient que les films se conçoivent à l'envers. Ledeuxième aspect et l'ultime preuve de son cinéma est de se présenter commeune vaste phrase, une unique phrase musicale. De donner à l'œil unepartition. C'est-à-dire d'envisager le film comme Mallarmé envisageait lepoème en une musique. En ces termes « Au fond, des estampes : je crois quetoute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l'objet qu'elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l'esprit, un peu l'attitude de cet objet. La littérature fait ainsi sapreuve : pas d'autre raison d'écrire sur du papier. » Le cinéma de StéphaneBérard fait ainsi sa preuve, pas d'autre raison de filmer.
Face à un film réalisé par un artiste, je me suis longtemps demandé si leséléments de théorisation dont nous disposons sur le cinéma en général (deBazin à Metz en passant par Labarthe) étaient appropriés. J'ai toujours étéperplexe, ensuite, sur la place de ces films d'artistes à l'intérieur, ou àla périphérie du cinéma en général. Pour les trois films de Stéphane BérardMortinsteinck, L'…cart, et Les Ongles noirs, aucune hésitation possible.
Je dis même que Stéphane Bérard est le seul à faire du cinéma aujourd'hui.
Paradoxe ou exagération ? Disons qu'il est un des seuls à réaliser des filmsqui ont besoin de spectateurs et encore plus de la critique cinéphile pourexister. La salle pleine et le critique prolixe sont le fait de films qui n'en ont pas besoin. Les films de Cinéma ont déjà leurs spectateurs et leurscritiques en eux-mêmes. Ils viennent fournis avec le film. En kit. Vous avezla pellicule avec l'affiche et aussi avec le spectateur - l'âge, et lenombre à 30 % d'erreur - et la critique du film - mitigée à 50 % entre lesbonnes et les mauvaises.
Stéphane Bérard est un artiste qui fait des films. Ils sont plusieursartistes à occuper ce terrain de la fiction ou du documentaire aux coté desautres réalisateurs. Valérie Jouve avec Grand littoral et Ariane Michel avecAprès les pluies renouvellent, par exemple, le genre documentaire. Elles lenourrissent d'expériences autres. Ces deux films ouvrent des esthétiquesdifférentes à ce genre fortement piloté par l'esthétique de l'entertainmenttélévisuel. Ces deux films par exemple sont la preuve de l'existence d'undocumentaire contemporain. De son côté, Stéphane Bérard « fait preuve » deCinéma avec ses trois films. Je vais donc jouer ce rôle de critique pouressayer d'apporter cette « preuve de cinéma ». Mais cela ne consiste pas enune simple présentation de fait. La preuve est un raisonnement.
Reprenons tout au début. Stéphane Bérard artiste, écrivain, musicien etcinéaste, a le respectueux désir de solliciter les « choses telles qu'ellessont » pour reprendre l'expression de Rohmer au sujet d'Isou. Filmer leschoses telles qu'elles sont est un constat réjouissant de prendre la matièredu quotidien, sa femme Nathalie Quintane, ses amis Alexandre Gérard, XavierBoussiron, Jean Yves Jouannais, sa maison dans les Alpes, ses parents, samoto, sa montagne, son vélo, ses voyages pour ravitailler le film. Rohmerparlait de Traité de bave et d'éternité d'Isidor Isou comme « une inquiétude...tout ayant été détruit ou mis en question, il ne restât à l'art riendont il fit sa substance ». Constat passablement conservateur. Pour Bérardprendre les choses telles qu'elles sont n'est plus une inquiétude mais aucontraire un acte libre de filmer ses alentours comme une semence noble deson art. Son quotidien est la substance de ces films, comme le studio et lesstars sont la substance d'un film hollywoodien. Nathalie Quintane est sonAva Gardner, Alexandre Gérard son Bébel le magnifique, sa planche deskate-board son cheval pur-sang, sa Fiat Régata sa Cadillac décapotable, savallée des Alpes son Grand Canyon. Tout n'est que fonctionnalitééquivalente. Chaque personnage ou chaque lieu des films de Bérard sontexprimés dans leur plus simple représentation, simplifiée en une fonction.Pureté et simplicité. Les personnages sont le beau mec, le méchant, la belleblonde (avec perruque), le légionnaire, le videur de boîte de nuit, l'artiste, la mère, sa femme, l'émigré Roumaine, l'infirmière... Les lieuxsont aussi limités en des fonctions. La montagne est faite pour la marche etla varappe, le ciel est habité par des avions, des hélicoptères, ou desparachutistes. Tous les éléments, personnages et décors, matérialisent l'idée d'une pratique concrète. La forme fonctionnelle est soulignée par uneposition (le légionnaire a un casque, la mère est dans la cuisine, lemédecin porte une blouse blanche), et par une action (l'infirmière fait despiqûres, le musicien de la musique, le légionnaire la guerre). StéphaneBérard élimine tout ce qui ne s'y rapporte pas. Il travaille la netteté, uneinfirmière fait des piqûres et rien que des piqûres. Rigueur qui le pousse àutiliser la séquence de l'infirmière dans deux films différents quand c'estnécessaire de faire une piqûre au héros. Là ça commence à devenir vraimentintéressant, chaque séquence par sa fonction devient une pièce du puzzle. Lapièce infirmière est utilisée dans deux puzzles différents. Mais il y aaussi la pièce ciel, la pièce hélicoptère, la pièce ma femme (NathalieQuintane), la pièce le héros (Alexandre Gérard), la pièce DJ Philippe, lapièce voyage en Amérique. Comme pour l'infirmière toutes les pièces sontinterchangeables d'un film à l'autre. Ces trois films ne font en fait qu'unseul puzzle. La première caractéristique des films de Stéphane Bérard estdonc de caractériser, de modéliser à l'extrême les personnages et lespaysages en les réduisant à des fonctions, c'est-à-dire à des charges et desactions minimales dont ils doivent s'acquitter pour exister dans le film.Les films de Bérard ne sont pas des films parodiques mais des filmstopiques. Stéphane Bérard plie les films Hollywoodiens à ses schèmes. Il lespresse comme des citrons, aussi fort que possible, il évacue le jus et gardela peau tannée du fruit comme mémoire du geste et comme représentation nonpas d'une forme mais d'un mouvement intérieur. Devant le film L'…cart noussommes devant L'homme de Rio ou Le Magnifique. Face à Mortinsteink, noussommes face à Fitzcarraldo. Pour Les Ongles noirs, nous sommes devant CandyMontain. Attention je ne dis pas que nous voyons des copies ou même descontrefaçons de ces films. Les films de Stéphane Bérard dégagent la lignegénérale du genre cinématographique. Le film d'Aventure pour L'…cart, lefilm de Guerre pour Mortinsteink, le film « Culturel » pour Les Onglesnoirs. Les films sont en représentions, ils sont de sortie dans une grandesoirée hollywoodienne. Avec leurs moyens de fortune, l'environnementquotidien, les acteurs copains ; les films se montrent à leur avantage, sefont valoir comme des grands, des vrais films de cinéma. La grande leçon decinéma proposée par Stéphane Bérard est de présenter l'action de faire desfilms, c'est-à-dire faire du cinéma comme l'équivalent de faire un jeu àplusieurs copains dans une cour d'école. Par exemple, jouer aux Gendarmes etaux Voleurs. C'est ce jeu pratiqué dans Mortinsteink, Alexandre Gérard étantle voleur (tueur), il se réfugie chez les légionnaires (sous le préau, zonelibre des voleurs) pour échapper aux gendarmes qui le guettent à la sortiede cette zone. Sous ce préau, le voleur rencontre le formateur, le maître dujeu (Bérard) et sa femme (Quintane). Sous ce préau (décor de montagne) ilsdécident tous les trois de jouer à Chat perché. Une nouvelle règle quiprolonge la première ; il ne faut pas se faire attraper. À chat perché, ilfaut s'élever, grimper, descendre et remonter pour être sauvé. Mortinsteinkest ce jeu de chat et de souris avec des mouvements de saut et de sursauttout au long du film. L'…cart, de son côté est comparable au Jeu de l'oie.La case départ est « l'aventure », puis il y a la case rencontre amoureuse,la case je fais de la moto, la case je fais de la musique avec ma moto pourl'épater, la case séparation amoureuse, la case je pars en bateau pour laretrouver, la case vous tombez à l'eau retour à la case départ, la casevacances en Martinique, la case tourisme en Thaïlande, la case je fais dubillard français en Thaïlande, la dernière case étant le Happy End :vous épousez votre Roumaine, en Roumanie. Les Ongles noirs c'est Un, Deux,Trois Soleil. Stéphane Bérard, face au mur, se retourne pour nous livrer desbribes d'images hétérogènes. Vision fortement elliptique du jeu, chaquefois qu'il se retourne pour retrouver ses camarades de jeu dans la mêmeposition, il ne voit qu'une image changée, manipulée. Toutes les imagesoriginales du premier tableau du jeu se sont transformées sans qu'on les aitvues bouger.
Cette manipulation d'image sera développée un peu plus tard. Cettedémonstration de cinéma comme un jeu de cour d'école est la mise en évidenced'une règle essentielle de cet art qui est " faire comme si ". NathalieQuintane fait comme si elle était la femme du commandant, qui lui-même(Stéphane Bérard) fait comme s'il était le mari légionnaire, la mère faitcomme si elle était la mère d'Alexandre Gérard qui fait comme s'il était sonfils, tueur en cavale. Tout cela n'est simplement que ce que nous pratiquonsdans les cours d'écoles primaires depuis toujours. La tribu de Bérardprolonge le "Si j'étais le gendarme et si tu étais le voleur". Jeu de rôles.Jeu à faire comme si. Jean André Fieschi à fait un très beau film sur JeanRouch intitulé Mosso Mosso, qui peut être traduit par On fait comme si. Ilne fait que décrire cette pratique -tradition africaine - appliquée parRouch dans ses propres films... Pour conclure cette première partie, jepeux donc dire que les films de Stéphane Bérard nous montrent des rites depossession. Ils traitent l'image en mouvement d'un rituel régressif, unretour sur ses abîmes, sur son gouffre tripaille, ses affres qui bavent, d'un blanc sale de leur image...
L'autre lien avec Rouch est de se montrer comme un fidèle mainteneur de latradition orale en tant que forme spécifique d'expression populaire. C'estle deuxième point que je voudrais aborder maintenant. Les films de StéphaneBérard s'inscrivent aussi dans une volonté de rupture narrative. Par leurdisloquement en une multitude de pièces de puzzle, traité plus haut (que l'on pourrait assimiler à une forme de Cut up), mais aussi par une volonté decontester les formes de récit et de littérature appliqués au cinéma.Stéphane Bérard crée une ouvre cinématographique orale. Tous les événementssont racontés et non directement présentés comme dans l'action théâtrale.Pour être plus précis, les acteurs se racontent l'histoire (et nous latransmettent) en la jouant. Le film est composé en parlant. Et l'action estcomposée en marchant. Il peut s'agir d'improvisation. Mais la forme généralede composition est plus proche de la poésie sonore, autre lien indirect avecle lettriste Isou. Il n'y a aucune justesse de ton dans l'interprétationdes acteurs, il n'y a que des couacs dans leurs dictions. Nous n'assistonspas à du maniérisme (tout comme pour l'image « mal foutue »), mais unevolonté directe de prendre les sons tels qu'ils sont. Chaque film est reçucomme une combinaison sonore hétérogène. Un ensemble de sons perçusindifféremment, de la voix à la musique, aux bruits du quotidien. StéphaneBérard exerce une critique du fait visuel en produisant l'éclatement dudomaine sonore et des langages écrits par effet de jeu de dominos. Parexemple une sonnerie de téléphone est faite hors champ pendant le tournagepar le bruit de bouche du caméraman. Cette sonnerie à haute voix d'uncaméraman s'improvisant bruiteur ne peut être perçue que comme un ralliementjoyeux du Cinéma. Et par enchaînement comme un effet burlesque duscénariste. Le scénario est composé en parlant à haute voix. Dring, Dring,Dring étant la forme écrite du son, elle devient une réplique orale dans lefilm. Des effets sonores sont aussi produits au montage. Les indicationspour l'opération de traquenard du policier se font directement en commentantl'image elle-même (dans la salle de montage) de la scène pour donner lesentiment que le son est réalisé en direct par un talkie-walkie. Cet exempletouche le cœur du film. Il en est son principe général, sa diégèse. La séquence avec le policier et la femme de ménage dansLes Ongles noirs est une scène documentaire tournée aux Etats-Unis,peut-être lors de vacances. L'image est en plongée, on imagine qu'elle a étéprise d'une chambre d'hôtel. Cette caméra subjective observe, plutôt voleune saynète anodine. Une femme fait le ménage sur un trottoir, un policierde l'autre côté d'un grillage surveille un parking de voiture, et vient à sarencontre pour discuter. Dans le film, cette scène réelle devient une scènefictionnelle pour piéger un pervers (le policier). Les deux personnages setransforment en acteur du film par l'effet de la voix-off.
Les trois films de Stéphane Bérard utilisent ces manipulations d'images pourfabriquer des histoires inventées avec des faits réels, avec des imagesdocumentaires. Des images de voyages, des images de tourismes, des imagesde copains, des images de beuveries entre copains, des images de concert,bref des images de films amateurs de famille qui comme pour un album photosuivent et captent les événements de la vie. Toutes ces images utiliséessont des images de la sphère privée parfois de l'ordre de l'intimedétournées à d'autres fins. Elles sont déroutées de la réalité pour dégagerleur potentiel fictionnel. Car toute image a, en elle, une fiction qui secache.
C'est en partant de ce constat que Stéphane Bérard construit ses films. Ilpart de ses films personnels et les rend publics en en modifiant le statutpar un glissement sémantique, il en bouleverse l'ensemble des effets desens. Nous assistons donc à une opération de transformation, à untravestissement de l'image. Stéphane Bérard ne croit pas que l'image estfixe et distincte, comme certains l'admettent entre le documentaire et lafiction, mais variable et susceptible de se transformer de l'un en l'autre.L'image n'est pas immuable, elle se modifie comme un transformiste d'ungenre en autre, d'un homme en femme.
Prenons un autre exemple, car ces intrusions d'images de nature documentairedans les films de Bérard peuvent avoir plusieurs conséquences. Prenons laséquence du feu de forêt qui est précédée dans le film par l'image du hérosallumant ce feu (L'écart). Nous assistons à un renversement de la causalité.Au tournage ce sont des images de feux de forêt filmées par hasard, et quisont de la catégorie des images volées, qui déclenchent (qui sont la cause)le tournage des images du héros allumant un feu. L'ordre du tournage desdeux plans est l'inverse de l'ordre du montage de ces mêmes plans. Dans lefilm, on voit les images du déclenchement du feu avant. Le héros du filmdevient le pyromane d'un feu réel avec lequel il n'a pourtant aucuneresponsabilité en dehors du film. Ce montage des deux plans dans cet ordreest la preuve d'un délit, et aussi le déclenchement d'une dramaturgiefictionnelle pour le film. Le feu de forêt est la conséquence d'une actioncondamnable du héros.
Stéphane Bérard compose donc ses films à l'envers. Autrement dit, l'auteurde L'…cart, Mortinsteink et des Ongles noirs fait le chemin inverse de celuiqu'il impose à ses spectateurs.
Composer les films à l'envers est le grand système de création de Bérard, laloi organique des films, son système solaire. Stéphane Bérard part d'unnombre de faits captés en image au cours de sa vie, des images qualifiéesplus haut d'images de familles, et à partir de ces images, il en invente et en ordonne les causes. Pour cela il utilise plusieurssubterfuges. Le son off (vu précédemment), mais surtout il tourne des scènescomplémentaires en relation d'implication avec les scènes des films defamille. Autre conséquence, les films ne seront plus jamais,irrémédiablement plus, des films de famille. La mécanique fictionnelle ainsicréée est l'élément cinématographique le plus marquant de la diégétiqueBérard.
Il fait des films antidatés. Tricherie? Non, juste une manière de redonner uncoup de jeunesse à l'image. De repousser sa date de péremption de quelquesjours. Toutes ses impostures sont basées sur le montage et le champ contrechamp. Un inconnu filmé dans la rue montant dans unevoiture devient le DJ Philippe (champ) et dans le plan suivant le conducteur(Xavier Boussiron) lui donne la réplique (contre champ) ; nous n'auronsjamais les deux personnages ensemble dans le même plan. Avoir filmé cetinconnu pour lui faire jouer le rôle de Philippe, c'est se mettre toujours àl'affût du « hasard ». C'est penser le cinéma comme Mallarmé pense lapoésie. Et être dans cette recherche toujours miraculeuse de capter la causefictive qui arrive sans raison apparente ou explicable dans un film. Voiciune définition du cinéma donnée par Stéphane Bérard.
Avec cette approche du hasard, je vais aborder le troisième et dernier pointde cette démonstration qui établit la « preuve » du cinéma!
Sur ce point-là, Stéphane Bérard est dans la grande continuité romantique duXIXe siècle. André Breton est le fils spirituel de Fourier, Stéphane Bérardpourrait être celui de Mallarmé. Le Romantisme a encore réponse à tout pourbeaucoup de nos contemporains. Seulement les structures modernes de l'information poussent Stéphane Bérard à chercher ce « hasard » dans une imagevolée de type caméras de surveillance, dans une image de feu de forêt detype caméscope de famille, ou dans une image de télévision. Il cherche ledésordre de la vie dans les documents actuels pour mieux manifester laradiation même de l'image, l'imprévu. Où est l'imprévu ? Stéphane Bérardfait de cette question son principe, son point de départ. Pour cet artiste,le film est un instrument du hasard. Il crée des rencontres accidentellesqui ressemblent à des rencontres intentionnelles. Le feu filmé par hasarddevient un acte pyromane de l'acteur, intentionnel. L'involontaire - uninconnu descend un escalator - simule le volontaire :« Envoie Hervé sur l'escalator » en voix-off et l'inconnu descend. Les images antidatéesproduisent continuellement des effets de hasard. Les images de foule, dansla rue, des supporters de football français après la victoire à la coupe dumonde de 2002 de leur équipe, deviennent une manifestation politique aprèsun coup d'état. L'interférence entre ces actions humaines indépendantes lesunes des autres, donne ce résultat fortuit.
Stéphane Bérard utilise des images documentaires car la notion de hasarddans les films de fiction est assez paradoxale. La mission principale desfilms de fiction étant de faire croire à la destinée hasardeuse des acteurs.C'est-à-dire de faire croire qu'il n'y a pas de scénario pré-établi. La pirechose étant de connaître la finalité de l'action. Les films de fictionsjouent sur la notion de hasard avant tout comme la traduction de ce qui n'étaitpas prévu. Les rares choses qui généralement sont donc considérées de l'ordre du hasard dans un film de fiction sont la mort d'un acteur, unphénomène politique, climatique, une catastrophe remettant en cause lescénario. L'industrie de fiction prêche donc la maîtrise de la notion duhasard dans le scénario tout en la bannissant dans la production du filmlui-même. Dans les films de Stéphane Bérard, nous assistons à uneutilisation beaucoup plus raffinée de cette notion. Il s'intéresse justementà la production du hasard pendant le tournage. Il se comporte tel unphotographe-paratonnerre. Un avion qui passe derrière les acteurs dans unescène de montagne engendre une scène de crash d'un avion dans le plansuivant. En fait, les hasards rencontrés pendant le tournage nourrissent lefilm de nouvelles scènes : toujours le principe du film conçu à l'envers, le scénario pouvant être écrit une fois le film monté, leprincipe du poème « Le Corbeau » d'Edgar Poe. Le Principe de construire lesfilms à l'envers produit un hasard qui « se comporte comme s'il avait uneintention » (Bergson). Voilà une autre preuve du cinéma de Bérard. Lesystème mis en place donne ce sentiment de « hasard programmé ».
Autre utilisation des effets du hasard avec le montage. Le montage créé lesrencontres entre scènes imprévues, mais chaque action accomplie en vue d'unefin produit accessoirement des effets qui ne sont pas compris dans sa fin.Par exemple, l'image de Rambo l'acteur de film de guerre est l'effet nonvoulu de filmer l'homme Stallone au festival de Deauville. Dans cetteséquence nous assistons à un accident visuel. Nous voyons Rambo à la placede Stallone. Acceptation de la définition d'Aristote qui rapproche le mothasard de celui d'accident. Mais ce qui régit le film dans l'univers duhasard, c'est cette nécessité mécanique de créer dans tous les films desscènes de fiction aux causes insignifiantes mais qui produisent des effetsincalculables. Les deux premiers films sont écrits sur ce schéma. Le premierest l'histoire d'une rupture amoureuse qui entraîne le héros autour du mondepour la retrouver. Dans le deuxième, Mortinsteink, le meurtre accidentel d'un videur entraîne la fuite du héros dans la montagne. Comme l'étranger deCamus, il n'est pas maître de son destin. Une bousculade de l'épaule avecune femme dans la rue (dans le premier plan), produit des effetsincalculables : la mort du videur puis la cavale du meurtrier dans lamontagne. On pourrait ainsi multiplier les exemples de production de «hasard » dans les films de Stéphane Bérard tant tous les éléments s'enchaînent avec le sentiment de confusion propre aux expériences aléatoires.
Le Hasard est le bras armé du réalisateur. Les films de Bérard sont desmondes anarchiques, où les phénomènes se succèdent au gré de leur caprice,mais ils sont objectivés par la volonté du réalisateur. Par le montageentre autres, et par la nature des images elle même (notamment par ces imagesdites de famille), Stéphane Bérard ne fait « qu'objectiver l'état d'âme decelui (le spectateur) qui se serait attendu à l'une des deux espèce d'ordre,et qui rencontre l'autre. » (H.Bergson, L'…volution créatrice).
L'effet produit par les films est comparable à une fulgurance. Tout à coup,on voit une image qui ne se rattache à rien d'antérieur. Les plans sesuccèdent tels « le chant jaillit de source innée : antérieure à un concept.Quelle foudre d'instinct renfermer, simplement la vie, vierge en sasynthèse et loin illuminant tout » (Mallarmé). Le temps des films ne dure qu'en inventant. Stéphane Bérard, en utilisant le hasard comme le propulseurde ces films, met en question la nature même de l'art : vision ou fabrication ?
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Stéphane Bérard est donc un artiste plasticien qui développe des projetsdans des dessins et maquettes et qui dans le cas qui nous intéresse fait ducinéma. On pourrait redéfinir éternellement ce mot pour savoir ce qu'est ducinéma, dans le cas des films de Bérard, aucune hésitation possible ; lesproblèmes qu'il prétend résoudre sont d'ordre cinématographique.
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Mais le plus important dans les films de Bérard est cette inscriptioninvolontaire dans un mouvement d'avant garde, en remettant en question lesformes du langage et la hiérarchie des valeurs établies. Car le postulatfondamental est que l'art est un phénomène de langage, et n'est que ça. Pourle cinéma, l'appareil critique l'a trop systématiquement installé dans ledomaine de la littérature, et trop durablement, le phénomène persiste ! C'est contre cette persistance que les films de Stéphane Bérard s'inscriventdans l'Oralité.
Ils se composent en parlant, une sorte de parole enregistrée, entre laconversation de bistrot et le conte (africain). Ce n'est pas plausible. L'histoire est aussi « mal foutue » que l'image de cette histoire. StéphaneBérard envisage la fiction comme une fiction qui s'énonce comme telle et quisemble se démonter elle-même pour manifester le Rien.
Il n'y a donc aucun fait à rapporter de ces films car les éléments(narratif, de dramaturgie, psychologique.) sont le Rien. Il n'y a qu'unraisonnement intuitif de l'image qui est simplement le moyen pour Bérard d'organiser « le hasard » dans ces films. Stéphane Bérard est conscient que lehasard « pur » pris comme tel ne donne rien d'intéressant, il serait naïf decompter sur lui. Stéphane Bérard utilise donc ce principe des plansantidatés pour organiser très précisément ce qui engendrera le hasard. Ilfait croire l'inverse, bien sûr. Il montre l'inverse au spectateur. Lestrois films ne font que révéler un peu plus la mécanique du cinéma. CarStéphane Bérard est conscient que les films se conçoivent à l'envers. Ledeuxième aspect et l'ultime preuve de son cinéma est de se présenter commeune vaste phrase, une unique phrase musicale. De donner à l'œil unepartition. C'est-à-dire d'envisager le film comme Mallarmé envisageait lepoème en une musique. En ces termes « Au fond, des estampes : je crois quetoute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l'objet qu'elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l'esprit, un peu l'attitude de cet objet. La littérature fait ainsi sapreuve : pas d'autre raison d'écrire sur du papier. » Le cinéma de StéphaneBérard fait ainsi sa preuve, pas d'autre raison de filmer.