Adrien Lafille et Anaël Castelein, :kappa: par Léo Dekowski
Avec :kappa:, Adrien Lafille et Anaël Castelein ont créé un multiverse poétique. Il ne s’agit plus de passer du monde réel au monde virtuel : avec ce livre s’accomplit le transfert de l’univers du jeu vidéo et de sa retransmission live en ligne à l’univers de la poésie et de ses retranscriptions formelles.
En choisissant de faire de lives Twitch et de tchats échangés pendant ceux-ci une des matières premières de leur livre, les auteurs posent une question toute simple : cela peut-il être poétique ? Ou plutôt — puisqu’à cette question on connaît déjà la réponse, depuis Cadiot et son Art poétic’, voire depuis Baudelaire si l’on va jusqu’aux dernières conséquences qu’implique son œuvre — comment cela peut-il être poétique ?, et quelle poésie peut-on façonner à partir de ce matériau ?
Le titre oriente : :kappa: est le nom d’un émoticône très couramment utilisé sur Twitch dans un but ironique ou sarcastique ; on peut donc supposer que ce transfert est une opération d’écriture ironique, doublement ironique même, comme les deux p centraux du mot : la plateforme de streaming comme la poésie seraient démarquées et distanciées avec le sourire par leur mise en relation dans l’espace du livre. C’est ce qui se passe exemplairement, presque caricaturalement, quand la page est remplie par un court texte en gros et en gras qui semble être un simple collage d’une demande ou d’une notification d’abonnement. Ça pop sur la page de manière informe et grossière, comme sur l’écran de l’ordinateur. À ce moment-là, c’est la vulgarité enjouée et numérique qui envahit l’espace poétique et le contamine, à la manière d’un virus.
Mais les échanges peuvent aussi apparaître en échos plus suggestifs. Le lecteur est agréablement surpris, amusé, par l’attrait des auteurs, mais aussi on l’imagine des joueurs et spectateurs, pour l’imagerie surréaliste qui surgit de leurs improvisations ou de leurs commentaires live. Il faut citer ces petits bijoux qui n’auraient pas dépareillé dans Les Champs magnétiques : « Là un scientifique sort une langue pic à glace / et tue le bonhomme suppositoire turquoise » ou « Le soleil dans le ciel on dirait une goyave fébrile ». On pourrait rétorquer que ces événements linguistiques et poétiques sont peut-être rares dans le flot incessant des tchats. Mais quel joueur de Call of n’a pas déjà dix fois, sous le coup du dépit ou de l’incompréhension, produit spontanément et naïvement ce merveilleux adynaton : « Attends je regarde juste comment je suis mort » ? Ce livre est un beau révélateur de ce que le jeu vidéo commenté en communauté peut faire écrire, et que nous n’aurions pas écrit autrement.
Ce qu’il révèle, dans ses passages les plus réussis et dans les prélèvements les plus heureux, c’est la singulière poéticité potentielle de ces moments de discours, qui tient à une efficace du langage : les syntagmes pris sur Twitch répondent souvent à un principe d’efficacité commmunicationnelle, ce sont des segments synthétiques de langage développant une parole directe, participante ou contondante, dont la spontanéité qui est aussi pose et jeu a pour but de marquer l’esprit sur l’instant. Bien sûr, beaucoup se perd dans le flux, et encore plus pour le lecteur assidu de poésie qui se retrouve pour une fois dans la peau et la tête de celui à qui manquent les prérequis de vocabulaire, de culture, de techniques et de références. Mais en extrayant et fixant ces instants de dialogue, :kappa: fait apparaître la poésie bouillonnante qu’ils peuvent receler.
Une des principales réjouissances de ce livre, c’est la manière dont les auteurs donnent forme à cette matière en fusion. À travers de multiples expérimentations, ils jouent avec la poésie et ses formes consacrées : formules surréalistes on l’a vu, vers libres beaucoup, mais aussi sonnets d’une platitude volontariste, parodie de poésie visuelle ou spatiale, haïkus en trois langues (français, japonais phonétique et kanjis)… Parmi ces mises en forme ludiques, c’est le haïku qui me fascine le plus, illustrant parfaitement le principe d’étrangèreté qui régit l’ouvrage. Les textes ont beau être « apoétiques » a priori, leur présence en langue et en territoire étrangers leur confère une forme de mystère et de beauté énigmatique et visuelle, qui peut faire jaillir quelques échos formels : les idéogrammes japonais et leur sens de lecture de haut en bas peuvent ainsi évoquer les lignes de tchat assez serrées et très verticales qui défilent sur les écrans d’ordinateur.
Dans la section des haïkus, l’autre point intéressant, c’est que la mise en page n’est jamais la même : en transparence, on voit que la colonne de kanjis est déplacée à un autre endroit de la page sur celle qui suit. Il n’y a pas de superposition, de cadre fixe, tout est en constant déplacement, et ce qui apparaît là en tournant les pages est la logique constante de :kappa:, une logique esthétique du décalage (« ça nous décale complètement c’est pas une vie là » est une phrase qui occupe à elle seule une double page).
Décalage, déphasage par rapport à la poésie, mais aussi par rapport à l’insignifiance à laquelle on peut se retrouver confronté sur la plateforme Twitch. Si les expérimentations formelles apportent toujours une certaine énergie en relançant l’activité de l’œil et de l’esprit, cela n’empêche pas le lecteur d’éprouver parfois le sentiment de tourner en rond : on n’échappe pas à l’indifférence, au contraire celle-ci est montrée, exposée, après tout c’est aussi un des modes d’existence du langage, l’insignifiance, l’ennui… et en les montrant, on en sort, on les met à distance. En mettant en forme la redondance, la répétition du même et de l’insignifiant, Adrien Lafille et Anaël Castelein en affichent la conscience, ainsi qu’une impuissance première à les dépasser : c’est particulièrement sensible dans ces pages recouvertes entièrement des deux mêmes prénoms répétés en boucle, leny et ellé, pages qui éparpillées dans le livre figurent comme un mur asémantique impossible à franchir.
Mais justement, :kappa: peut être lu comme une entreprise de fissuration des murs (ceux qui séparent les imaginaires du jeu vidéo et de la poésie, ceux de non-sens ou d’inintérêt qu’on y rencontre), de leur déplacement brique par brique. C’est aussi l’une des vertus des expérimentations formelles : on n’a jamais affaire à une succession de blocs uniformes qui produirait l’effet poème, l’effet recueil-de-poèmes. J’ai de belles images en tête de murs en construction, qui ne sont jamais droits et parfaitement rectangulaires, les briques n’étant pas rigoureusement superposées en lignes verticales, mais posées selon un agencement crénelé, en décalage constant : un mur qu’on déconstruirait un peu doit aussi ressembler à cela.
Et pour que ça tienne, il faut du ciment, constitué notamment des dialogues épisodiques entre vanhonfleur et hadagrl, sans doute les pseudos des deux poètes, dont les prises de parole sont les seules à apparaître sous la forme de tchat, et où peuvent se rencontrer réflexions philosophiques et considérations techniques, références poétiques et vocabulaire gamer ; ces dialogues sont le lieu d’une rencontre déhierarchisée entre jeu vidéo et poésie : « ils ont brain Rimbaud dans le labo » ou mieux encore, juste avant : « y a Rimbaud dans le labo mais ils l’ont tué ».
Après tout, peu importe que le poète en tant que tel, et la poésie peut-être aussi ohlala, soient comme morts au milieu du laboratoire expérimental : dans les livres comme dans les jeux vidéos, tout le monde est toujours prêt à réapparaître. Poetry spawning.