Nos années dernières, Louise de Bastier par Léo Dekowski
Quelle place accordons-nous dans notre vie à nos amours adolescentes et estivales ? Pour la plupart des gens, je crois qu’elle est anecdotique ; pas nécessairement dans un sens péjoratif, il y a des anecdotes que nous avons plaisir à rappeler, qui s’intègrent à notre mémoire, mais il s’agit plus souvent de moments que de seuils : nos amours d’été sont des nouvelles plutôt que des récits.
Dans nos années dernières, dès les premières pages, nous sommes bien plongés dans ce même contexte, dans une atmosphère « Derniers baisers de Laurent Voulzy » (la plage, les chemins, les ami.es, les baisers, un imaginaire familier, l’errance des vacances qui flirte avec l’ennui : love is on the road again.), mais dès les premières phrases, légèrement déplacées dans leur syntaxe au rythme cahoteux d’une voiture plus ou moins capricieuse et lente, à la direction changeante, où les interrogations se bousculent, nous sentons que nous sommes aussi ailleurs : dans un parcours initiatique dont l’écriture est le tracé. Voici le chemin réel que nous allons parcourir, à la suite de l’autrice qui la première l’a emprunté, à la suite aussi des enseignant.es universitaires qui ont découvert ce travail avant nous : à la deuxième page puis plus tard dans le récit, leur regard, leur jugement, leur présence sont rappelé.es.
Que produit la référence à ces figures d’autorité à qui a d’abord été présenté ce travail, dans le cadre d’un master de création littéraire (qui lui n’est jamais mentionné, même dans le paratexte) ? Tout d’abord, cela renforce en la disant, donc en la dédoublant, l’impression d’une intrusion dans l’intimité de celle qui dit « je » (« les professeurs qui me lisent indiscrets ») : pareils à eux, même si nous ne connaissons pas l’autrice et qu’elle n’est pas sous notre responsabilité, nous nous apprêtons à commettre l’acte indiscret de lire, nous comprenons que quelque chose d’intime va se jouer. Mais aussi, de manière peut-être plus décisive, plus centrale, cela place le livre entier sous le signe de la formation, de l’apprentissage.
nos années dernières peut se lire comme un auto-récit d’apprentissage de l’amour et de la vie qui accomplit un détachement vers l’âge adulte. Il faut insister sur la tonalité interrogative de ce livre, constante. Doutes, demandes sans réponse, réflexions en suspens, envois au-delà du livre, aucune des questions que pose le « je » n’est rhétorique ; mais aucune n’est suivie pour autant d’une réponse claire et distincte. Si l’histoire d’amour à trois que commence par suggérer le récit est présentée sans militantisme, sans prise de position politique ou sociale, elle n’est pas non plus, en premier lieu, l’objet d’une tentative de compréhension, d’élucidation des problèmes et des situations que ce triangle crée. Avant, il y a juste des questions, il faut les faire naître, les faire advenir, leur laisser une place dans la mémoire, avec tous ces fragments de mémoire sensible qui s’assemblent en désordre : des noms, qu’on prend plaisir à faire vivre, des noms qu’on devine réels, des moments pour le coup anecdotiques mais qui prenant place dans le récit ne le sont plus, un détail sur la route, un geste à table ou à la plage, une position du corps (Louise de Bastier a déjà écrit et fait du théâtre, son attention aux corps est remarquable, elle en extrait certaines de ses plus belles phrases : « nous lisons comme un dernier geste commun : nous ne sommes pas allongées dans la même position de corps »). Le souvenir de l’amour se fixe à des détails réels, d’abord aperçus — et je découvre étonné l’étrange construction de ce participe, la possibilité du préfixe de privation plutôt que de direction —, puis, par l’intelligence singulière de l’écriture, maintenant perçus.
Mais ce livre ne fait pas que passer de l’aperception sensible à la perception littéraire et mémorielle, il va plus loin. On pourrait presque tracer — la prudence est de mise — un trajet psychanalytique au fil des fragments : semblant partir de la peine d’amour, le récit lentement dégage une histoire plus complexe, amicale et familiale également, dans le rapport à la sœur aimée Olga, dont le nom est omniprésent, presque envahissant, comme si le proférer permettait de la retenir un peu, elle qui si souvent est associée à la mort. Olga est la fille dont tôt le « je » imagine la mort, celle que les parents estiment plus aventureuse, plus responsable, il y a une rivalité sourde malgré l’affection et l’amour présents dans chaque intonation. Le texte peu à peu efface le garçon pour se concentrer sur cette figure aux contours flous, jusqu’à l’évincer à l’avant-dernière page (« je ne parlerai plus jamais de lui »). Mais le chemin n’est pas linéaire et la figure de l’amant réapparaît à la dernière page, souvenir tenace, paradoxalement « inscrit dans la lente disparition réfléchie de tout ce qui un jour fut nôtre. »
La « disparition réfléchie » qui clôt presque le livre et le désigne fait songer à la vertu de l’oubli nietzschéen, acceptation de sa situation et dépassement de celle-ci, même douloureuse. Mais ce livre n’est pas un récit de sagesse a posteriori, il ne puise pas son énergie dans la certitude qui soutiendrait une quelconque volonté de puissance dynamique. Ce qui est très émouvant dans nos années dernières, c’est qu’au niveau de l’expérience, comme au niveau de l’écriture (avec cette belle syntaxe, toujours limpide, presque jamais « correcte », dont il faudrait du temps pour déplier la subtilité) Louise de Bastier parvient à maintenir un équilibre vacillant entre naïveté et maturité, qui seraient comme les poids des deux côtés du bâton du funambule. Et l’on se demande si cette maturité naïve (maturité précoce?) n’est pas au bout du compte l’enjeu de la fiction, son cœur, le cœur du décalage d’amour qu’elle dit. N’est-elle pas, pour parler comme Adorno, le « contenu de vérité » de nos années dernières, titre rétrospectif, titre qui dit une sagesse en gestation, pas encore tout à fait apprivoisée au moment de l’écriture ?
L’adjectif dans ce titre, par sa discrète postposition, annonce et concentre l’enjeu majeur du livre, le rapport au temps. Ces années dernières désignent-elles un passé proche qui résonne encore dans le présent (figement lexical modèle : la semaine dernière, le mois dernier) ou un temps achevé, fini, ou dans lequel au moins la fin serait inéluctable (figement lexical modèle : ses dernières années) ? Le récit oscille entre les temps verbaux (imparfait, passé composé, présent de l’indicatif ou du conditionnel), maintenant les deux hypothèses valables en fonction des épisodes du récit. Reste que celui-ci m’apparaît, même si ce n’est pas le temps le plus récurrent du livre, comme un passé composé. Instant grammaire : si le procès est accompli au moment de l’énonciation, grâce à l’auxiliaire présent, le passé composé peut marquer, en plus de l’antériorité, l’état résultant de l’achèvement du procès, sa résonance intime, sa présence non entièrement révolue dans le gouvernement intime de la vie. Et c’est bien ce que montrent les fragments de nos années dernières : la poétesse y recompose un passé pour l’intégrer à une mémoire vraie, une mémoire vive où la douceur et la douleur de la nostalgie adolescente trouvent leur place. Mémoire également offerte et adressée, éditée et publiée, qui n’est plus dès alors à usage uniquement personnel, mais peut éclairer notre propre conduite de l’existence. Il n’y a pas que pour Louise de Bastier que « les étés doivent s’apprendre à vivre seule ».