Gilles Jallet, Les Utopiques, I par Léo Dekowski

Les Parutions

29 avril
2023

Gilles Jallet, Les Utopiques, I par Léo Dekowski

  • Partager sur Facebook
Gilles Jallet, Les Utopiques, I

 

Comme le faisait déjà remarquer Emmanuel Hocquard dans ma haie, à partir des années 1960-1970, on a sans doute attaché une importance un peu trop exclusive au livre de poésie uni, organique, devant se distinguer par une unité thématique et stylistique. La poésie tendait alors vers le récit, et devenait la transcription formelle inventive de l’aventure d’une idée à la fois fixe et variable.

Les Utopiques de Gilles Jallet composent un volume d’une tout autre nature. Laboratoire formel et thématique, le livre est un recueil, une œuvre de recueillement, de contemplation, dont les différentes parties s’harmonisent essentiellement autour d’une langue soutenue et rare. Comme dans Candide, ce qui fait l’unité de l’univers utopique de Gilles Jallet, c’est d’abord la préciosité de la matière première. Langue poétique certes, mais langue poétique au carré pourrait-on dire, tant le vocabulaire déployé semble propre au livre et non à un lexique topique que l’on pourrait identifier chez d’autres : épissure, amenti, nerprun, mots-titres de poèmes dans la deuxième partie, sont des mots inrencontrés, des mots que je découvre et que je dois aller rechercher pour les connaître, dans une dynamique de va-et-vient livre-dictionnaire-livre qui me rappelle ma lecture émerveillée et curieuse d’À rebours de Huysmans. Même sentiment d’une langue coruscante, mais aussi froide. Langue qui glace, c’est-à-dire qui à la fois solidifie par le froid et fait briller.

Cette unité linguistique qui caractérise le livre n’en fait jamais oublier la composition plurielle. Pluriel présent dès le titre, étonnant, avec ce I en chiffre romain qui suggère une suite à venir. Les espaces utopiques classiques, lieux à la fois idéaux et insituables, sont plus souvent uniques, singuliers. Bien sûr, la substantivation de l’adjectif au pluriel évoque certains recueils génériques fameux que l’auteur cite en quatrième de couverture : Les Bucoliques et Les Géorgiques de Virgile ou Les Tragiques d’Aubigné. Mais alors il faut se demander : quel genre de poésie désigne cet adjectif et que regroupe-t-il ?

Un des premiers constats que l’on peut faire, c’est que si ces utopiques se composent de lieux idéaux, cet idéal n’est pas celui de l’optimisme ou du bonheur humain établi. « Il y a là monde / désert / sans aucune vie » signale le poète, et l’on constate en effet que l’espace poétique est déserté, en tout cas dans la première partie, par la vie humaine. L’impuissance de la parole est une menace, et davantage encore l’impossibilité de la communication pour la voix que le poète veut continuer à proférer : « Oui à la voix solitaire que nul n’écoute » fournit le titre d’une section, et le volontarisme de cet alexandrin désarticulé et démultiplié par des variations et enchaînements de tercets comprenant chacun douze syllabes (constante stylistique de la première partie) ne conjure pas le nihilisme latent du début du recueil.

Même si à la fin, des poèmes préludes témoignent d’un désir d’enfance, et esquissent un espace enfantin, il est beaucoup question de mort, d’ombre et de silence dans ce livre, comme si quelque chose se retirait qu’on risque de ne plus pouvoir retenir. Mais l’écriture est justement une lutte face à cette menace, l’écriture permet que quelque chose reste (cette angoisse du passé et de la mort, de la langue morte, et cette volonté de préserver une parole, même décomposée, le titre de la section introductive, Reliquiae, les annonce et les subsume parfaitement). Grâce à ce geste de récupération (de recyclage?, il est étrange après tout que ce terme soit si négativement connoté) poétique, l’ombre demeure un motif projeté, toujours présent, et le silence reste ce qui succède à la parole continuant de s’énoncer.

Au prix lourd de la vitalité ? Vers la fin du livre, Gilles Jallet annonce dans un sonnet la séparation inexorable de la vie et de l’écriture : l’écriture se meut dans la solitude et compose avec l’oubli de l’existence. Pourtant, il y a encore de la vie dans ce recueil, et une vie émouvante même : celle des formes poétiques, en perpétuel mouvement. Alexandrins repris, réécrits, divisés, triés (double filiation classique Boileau - Valéry : vingt fois sur le métier et le premier vers est donné), sonnets, poèmes en vers libres de dimensions a priori aléatoires, longues colonnes qui se font face de part et d’autre d’une dizaine de pages, récits poétiques en prose… si la matière linguistique du recueil est précieuse, sa forme est mouvante (comme le sable creusé par les sujets qu’il absorbe ?). La poésie de Gilles Jallet est une poésie é-mouvante.

En fin de compte, la vie libre et heureuse assurée par l’utopie ne relève donc pas d’un ordre matériel. Ce qui soutient l’existence, la vie active de ces poèmes utopiques, c’est le présupposé philosophique, métaphysique, de la permanence de la forme : « Tous les corps qui meurent et périssent se trouvent du côté de la matière ; mais du côté de la forme, ils sont permanents ». L’émotion qui se dégage des Utopiques tient à cette foi constamment re-éprouvée, reformulée et réaffirmée du pouvoir et de la pérennité des formes.

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis