Cédric Demangeot, Le dernier séjour de Pouchkine à Boldino par Romain Frezzato
On n’en a pas fini de fouiller Demangeot. Pas fini de puiser au flot heurté du sourcier. Cette année paraît, quelques mois après le Philoctète réédité par les éditions du geste, Le dernier séjour de Pouchkine à Boldino (Éditions du Canoë). Là où Philoctète, en réécrivant un mythe déjà exploité par Sophocle, ne constituait qu’un long poème monologique, Le dernier séjour met en scène plusieurs personnages. Autour du poète se retrouvent un serviteur, un intendant, un ami, et quelques personnages secondaires (une paysanne, deux enfants ; des poules…). Mais ne nous y trompons pas, comme c’était le cas pour Philoctète ou Salomé (également paru aux éditions du geste en 2019), c’est autant la poétique que la dramaturgie qui intéresse l’auteur. De fait, si un soin particulier est accordé aux didascalies, à la scénographie, c’est surtout de poésie – et d’un poète – qu’il est question. Preuve en est que, contrairement aux autres personnages de la pièce, l’auteur d’Onéguines’exprime en vers – ces vers à la coupe sèche auxquels le poète d’Un Enfer a su nous habituer depuis sa première parution en 1998. De sorte qu’il est impossible de ne pas faire le parallèle. La publication à quelques mois d’intervalle des deux pièces déjà citées met en évidence des points d’interaction avec l’entreprise poétique demangienne. Des traits, des motifs, des fulgurances, rappellent l’immense unité d’une œuvre. Impossible dès lors de ne pas voir dans ces deux protagonistes masculins des doubles de l’auteur (des masques, des hétéronymes). C’est que Pouchkine comme Philoctète est un paria : « Ne me parle pas de maladie. / Parle-moi plutôt de l’horreur de ce monde. / Tout le monde me déteste, là-bas, à la capitale. » Le positionnement des personnages se fait par rapport au monde extérieur, au vague social dont l’ombre s’étend – pesamment – sur le hors-monde du texte. Or, ce motif de la relégation – et de la détestation (« Je hais les grecs » déclarait Philoctète) – semble désigner une position auctoriale. A travers ces personae c’est l’éthos du poète qui se donne à lire. Bien sûr, les éléments biographiques sont ceux de Pouchkine. Toujours est-il que les réflexions développées par le personnage pourraient sans nul doute être assumées par Demangeot : « J’écris / parce que j’écris. Parce qu’un instant la / source est trouvée, la / vie rejointe, et que cela / ne se refuse pas. » En dehors de la poétique de la coupe opérée dans les vers, c’est tout un lexique qui renvoie ici aux recueils précédents. La source est un des motifs de l’œuvre demangienne. Citons pour exemple, et parmi tant d’autres, issus d’Un enfer : « L’issue, c’est la source » (p. 73) ; « À pioche exaspérée / source résiste » (p. 187) ; « Contre la cassure devenue source – Rien » (p. 274). Quant au vitalisme, on sait à quel point il irrigue l’œuvre – toute entière tournée vers le combat contre la négation, pour la langue. Or, c’est dans une perspective vitaliste que le personnage de Pouchkine entrevoit la poésie. Elle est ce qui s’oppose à la dynamique négativiste du monde : « L’imprudence vitale qui est la nôtre / et qui est propre aux âmes ardentes / a toujours offensé la médiocrité / des gens qui font le monde. / Or la médiocrité offensée / se venge systématiquement / au moyen des procédés les plus bas. / Voilà le vrai danger, le pire qui puisse / te tomber dessus. Le monde. » Et la poésie – celle de Pouchkine, de Demangeot – surgit de ça : de la résistance à la médiocrité du monde, au danger que celle-ci représente. En cela, une des scènes les plus représentatives et les plus cocasses est sans doute celle où le héros récite à ses poules des passages entiers de son Onéguine. L’épisode ne vaut pas seulement pour sa truculence. Il transmet une certaine réalité du poétique et, qui plus est, du poétique contemporain. Car, loin de ne constituer qu’une pièce historique de plus, Le dernier séjour peut et doit être lu dans une perspective contemporaine. De même que le Danemark de Hamlet rendait compte de l’Angleterre élisabéthaine, de même que l’Espagne de Beaumarchais voilait à peine une France prérévolutionnaire, la steppe figure ici un lieu de mort résolument moderne – celui du libéralisme triomphant – et au sein duquel le lieu de la poésie avoisine l’absence. Aussi toute la pièce semble-t-elle interroger ce vide, cet espace négatif dévolu – de force – au champ poétique. Demangeot ne tombe pas pour autant dans une vision naïve. La relégation du poème dans le non-espace ne s’explique pas par sa puissance, sa capacité à entamer le monde. Sa vision est en cela lucide ; le poème ne peut rien – du moins dans l’espace collectif. Pas plus qu’aux hommes, il ne lui est donné de changer le cours des choses, de faire quitter des rails de la grande destruction le train du capital :
Faut-il avoir peur de la poésie, je
n’en suis pas sûr. Je veux dire, même
en me mettant à leur place, je ne suis pas sûr.
De quoi ont-ils peur ? On prête à la poésie
des pouvoirs immenses qu’elle n’a pas.
On ne fête jamais un poète que dans l’espoir
qu’il nous renverse un ou deux tyrans
mais on oublie qu’à chaque fois
c’est exactement l’inverse qui
se produit, c’est systématiquement le tyran
qui écrase toute une génération
de cœurs et d’esprits
de son talon.
Le diagnostic est posé. La relégation du poétique dans le non-espace est le symptôme d’une déliquescence générale. La langue a été volée. Inversement, le vers est symptômique d’autre chose. Dans un passage qui résonne profondément chez toute personne familière de la poétique demangienne, Pouchkine justifie ainsi l’usage du vers, la reconduite, inexorable, de la coupe :
La poésie est une maladie
de la langue. Le vers
est le symptôme d’un état de santé
très alarmant de la langue. Je
suis de ceux dont le discours
pour une question de pulsation rythmique
ou d’éternel retour de la rupture
est sans cesse interrompu, mis en
pièce, amputé de l’
instant même de sa
prono
prononciation.
Quel texte a, mieux que celui-ci, su résumer l’art de Demangeot, ce bégayeur de langues ? C’est toute une poétique de la « rupture », de « l’interruption » qui est ici envisagée et qui n’a de cesse de rappeler de quelle mise en pièces est fait le texte demangien. A en croire le personnage la poésie ne fonctionne que par amputation. L’interruption du vers mise en évidence par la coupe – parfois au milieu même d’un mot – rend compte de ce dérèglement de la langue d’où surgit la poésie. En un temps où la continuité de la langue s’étale sans aménité dans des romans épuisants de vanité et de stéréotypes, le vers propose un bégaiement salutaire, une coupure qui rend possible la respiration – et on sait que l’air(manquant, raréfié) est un des autres leitmotive de l’œuvre. On comprend pourquoi, demandant du thé à son serviteur, les premiers mots du russe sont : « Fais le plus fort. » Demangeot, en une vingtaine de livres – essentiels –, n’a précisément fait que ça.