Mary-Laure Zoss, Seul en son bois, dressé noir par Romain Frezzato
Seul en son bois, c’est l’arbre, sûr, le mot aussi, c’est moi, enfin, lisant, parcourant d’un œil ou des deux cette forêt syntaxique où Mary-Laure Zoss invite à la suivre. Oui, on se trouve seul dans ce bois-là, forêt primitive de mots striés par le temps ou jeunes – ajeunis – au détour d’une proposition, d’un alinéa. Dire qu’il fait joie à se promener dans ces sylves n’étonnera pas. C’est que la trouvaille s’y niche à chaque phrase – moins forêt de symboles que de sons. Zoss puise au sol crayeux, au fond touffu, les eaux rafraichissantes du dire. L’analogie entre la constitution des bois et l’organisation des strophes est filée d’un bout à l’autre de ce livre foisonnant : « l’aube verbe qui s’effiloche » ; « feuilles et boues dans la gorge amoncelées » ; « notre préscience du terme ». De tels segments syntaxiques se retrouvent à tout angle d’un labyrinthe dense et diffus. Au point qu’on en arrive à douter du lieu qu’on arpente : poème ou taillis, strophe ou futaie. C’est aussi que « quelque chose, là, se remet à parler face au monde ». Non que la forêt parle à travers la poète… Il s’agirait plutôt d’une parlure qui se fait à travers les branches, à partir des racines, au départ des lichens, des mousses, des ravines. On jouit avec Zoss du verbe offert par la richesse du vivant disséminé là. On avance dans les mots, les trouvailles lexicales, les niches sonores, syllabiques, comme dans une terre ancienne, intouchée, millénaire. Où se dresse noir l’arbre cent fois séculaire. Où sédimentent troncs et troènes, rejets, surgeons. De sorte que jaillit de cette déliquescence renouvelée sans cesse une vie verbale épaisse, ligneuse, arborescente – comme si le dire surgissait de la végétalité, fondait vers la végétalité. Le poème y mime le résineux, trouve dans le tronc une forme idoine :
« en lieu et place des poreuses consonnes d’une langue mal implantée, s’escrimant vaille que vaille à rester droite, et qui n’ébranle plus que soustractions, pesants pronostics, quelle tournure inédite, en passe de s’accorder aux obstacles et terreurs qui devant »
Zoss trouve sans doute dans le lexique sylvestre une pulsation rythmique – prosodie des ronces et des troncs, balancement des tiges et des ramures. La langue se sait revitalisée par l’immersion dans le réel arboricole :
« tant qu’à faire, éreinter ce qui s’insinue – l’esprit comme bois d’œuvre rongé ; au fouet roux parmi les herbes – telle bête entrevue, jaillie furtive – livrer ce qui parle épais, trop épais, contrarie l’essor ; s’initier, pas si simple, à retremper son âme »
Enfoncé dans le dense, la poète déniche sous la mousse « un mot recouvrant sa texture, comblant soudain ses parties creuses ; un mot faisant oublier ses usages antérieurs ». L’avéré est ici de dégorger le substantif, de déveiner le verbe. Intéresse moins le paysage que ce qu’il confère à la langue. On aurait tort d’ailleurs de n’y voir qu’un lieu amène – tant le tassé, le fertile, invitent à l’exploration des nervures d’êtres. Les voix qui circulent là sont autant d’échos post-mortem. Comme le suggère du reste l’un des beaux exergues du livre, dû à Jean Roudaut : « Les vivants sont les urnes des morts ». La parcelle se jonche dès lors d’autre chose. Une inquiétude, à l’orée, sourd. Le bois – devenu strophe par intervention poétique – se veut l’image nervée d’un être où sédimentent des strates de soi :
« comment le conjurer, on n’en sait rien, cet indéniable qu’il n’y aura guère à trier – hormis d’âpres lichens au fond de soi, de béantes crevasses ; ainsi d’une terre qui aurait cessé d’octroyer »
Disons enfin que parcourir les bois iambiques de Zoss se fait sur ce papier fibreux des belles éditions fario et que les crayons et pastels de Farhad Ostovani sont autant de contrepoints précieux aux alinéas magnétiques de la poète suisse. De sorte qu’à l’instar d’un bois aimé, d’une forêt devenu fétiche, on y retourne, on y revient, sachant qu’à chaque traversée on trouvera là du nouveau, du veineux, du vivant.