Celebrity Café par Typhaine Garnier
« « Faire une revue aujourd’hui ! Mais vous êtes fous ! [...] ». Hé bien, Jacques, Sarah et moi nous allons nous donner quand même la peine [...] de la faire cette revue juste pour montrer ce qu’il ne fallait pas faire. » (p. 163).
Curieux programme que celui qu’énonce ici Jean-François Bory dans le premier numéro de la revue Celebrity Café[1]. On s’en doute, l’enjeu est en réalité plus complexe : l’éditorial annonce une revue pour une part consacrée aux avant-gardes artistiques du XXe siècle (depuis l’événement « Coup de dés »), et pour l’autre part attentive à « ce qui se passe de vivant au XXIe siècle », c’est-à-dire aux créations où survit l’exigence de modernité. Par cette double orientation, la revue met ainsi en évidence les liens généalogiques qui, dans tous les domaines (poésie, arts plastiques, performances, musique, etc.), rattachent le contemporain au moderne d’hier.
Ce numéro 1 offre un menu copieux et cosmopolite. On qualifierait volontiers son esthétique de « postmoderne », si le terme n’était pas si équivoque. Remarquons simplement l’éclectisme du sommaire, reflet de la composition du comité de rédaction[2]. Pas de rubriques, pas d’organisation par média ou type de contribution ; entre les deux dossiers principaux (l’un consacré à Henri Chopin et l’autre à la poésie concrète japonaise), on passe sans transition d’un monde à l’autre, par exemple des performances trash de Sarah Cassenti à la Textique de Jean Ricardou « à l’épreuve du coup de dés », puis aux poèmes – tableaux de Jacques Demarcq.[3] Si la provocation est encore possible aujourd’hui, ce n’est pas dans telle ou telle expérimentation extrême, mais dans ce rapprochement d’univers esthétiques et intellectuels incommensurables. On notera également l’absence de toute hiérarchisation des artistes et des formes d’expression réunis dans ce numéro. L’incertitude quant à la valeur du nouveau conduit ici à la suspension du jugement critique. « Où peut donc se trouver l’écriture du futur quand on ne connaît que celle du passé », demande Jean-François Bory dans son journal. Sur cette scène « de nulle part » se croisent ainsi (et dialoguent parfois) « célébrités » et artistes méconnus, maîtres anciens et créateurs contemporains de tous horizons.
Même si l’on retrouve ici ou là une rhétorique de la rupture et du dépassement, Celebrity Café ne se présente pas comme une nouvelle revue d’avant-garde. La posture avant-gardiste n’est pas ouvertement récusée, mais se trouve en quelque sorte ringardisée : l’innovation radicale est une prétention à laquelle les artistes contemporains semblent bien avoir renoncé.[4] La revue ne défend pas de projet théorique global (ce qui ne signifie pas pour autant désintérêt pour les questions théoriques) ; à côté d’expérimentations novatrices, on rencontre des formes plus classiques (textes narratifs, fragments de journal). Le discours autour des œuvres a davantage une fonction de médiatisation que de transcendement théorique. Si certaines sont livrées sans aucune forme de présentation (c’est le cas par exemple de l’extrait de La Bible de l’avant-garde de Jean-Noël Orengo), la plupart sont accompagnées d’explications qui permettent d’en mieux comprendre le fonctionnement et les enjeux. Revue des avant-gardes, ou revue post-avant-gardiste, Celebrity Café entend dépasser les représentations souvent sommaires des tentatives dites « expérimentales ». La revue revisite utilement l’héritage moderne et relativise l’apport des avant-gardes européennes en observant ce qui s’est produit de similaire ailleurs.
Le champ abordé est ainsi extrêmement vaste. Dans le domaine de la poésie, la revue s’intéresse à toutes les formes qui s’aventurent hors de la « ligne typographique normalisée qui va dans un seul sens » (poésie concrète, poésie visuelle), mais aussi à celles qui s’éloignent du livre (poésie sonore, performances) voire du langage : on touche alors à des arts qui ne sont pas « faits avec des mots », comme l’« aromapoésie » d’un Eduardo Kac. Une attention particulière est aussi portée aux œuvres hybrides, dites « intermédia » (vidéo-musique, poésie action numérique) et aux artistes exploitant les possibilités offertes par les nouvelles technologies, dans la mesure où leurs créations bardées de technologies (à l’image de l’homme contemporain) sont porteuses d’une inquiétude face à ces prothèses qui modifient notre rapport au monde et aux autres.
La place importante accordée aux performances de toutes natures met aussi en évidence une tendance de l’art contemporain symptomatique de l’époque actuelle. A l’heure où la « reproductibilité technique » des œuvres devient potentiellement illimitée, on constate que l’improvisation, l’aléatoire, l’éphémère exercent un attrait croissant. Préférant le live au livre, on emploie désormais les technologies pour créer des œuvres non reproductibles, ou pour fausser les archives[5].
Compte tenu de cet intérêt pour des formes artistiques éloignées du livre, le choix du support imprimé peut sembler paradoxal. Les « captures d’écran de vidéo-musique », ou les photographies de performeurs en pleine action nous laissent un peu sur notre faim. Mais un site internet complémentaire de la revue papier devrait bientôt satisfaire notre curiosité.
[1] Du nom d’un café « sur la route de Mombasa à Nairobi. Un café de nulle part, dans la brousse africaine, non loin du rift. » (p. 7).
[3] Avec cette fois des peintres pour modèles, cette suite reprend le principe des poèmes « à la manière de » des Zozios.