Poèmes poèmes1 d'Isabelle Sbrissa par Typhaine Garnier

Les Parutions

18 mai
2013

Poèmes poèmes1 d'Isabelle Sbrissa par Typhaine Garnier

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Intraduisible, la poésie ?

Isabelle Sbrissa fait poésie de cette impasse. Dans Poèmes poèmes 1 [1], elle se dote malicieusement d’une incompétence monstrueuse en matière de traduction.[2] Le titre du recueil en incarne le principe : l’écriture consiste ici dans la transformation exhibée comme telle de textes préexistants. La conséquence de cette écriture au second degré est bien le dédoublement du produit poétique : les textes seconds n’ont de valeur et d’effet qu’en regard du texte d’origine ; on apprécie non pas un texte, mais la distance entre les textes. Leur disposition en miroir, de part et d’autre du pli de la page, autorise diverses lectures : une lecture « classique », une page après l’autre, ou un va-et-vient plus gymnastique.

Quel que soit le fragment choisi, l’opération suppose toujours la mise entre parenthèses du sens et l’écoute des sons dans un état d’inattention intense propice à la floculation de sens nouveau. Prêtant ainsi l’oreille, on entend résonner « Sous ce qu’on dit / l’écho dément », souvent -mais pas nécessairement- obscène. Simultanément, la tension vers une cohérence, un horizon sémantique, oriente la distorsion.

Isabelle Sbrissa pratique cette alchimie amusante avec les matériaux les plus hétéroclites : des modèles littéraires côtoient ainsi des déchets du quotidien (menu, recette, discours publicitaire, compte-rendu médical, etc.). Aucun matériau n’est trop ingrat : l’écriture transmue le plus insignifiant, par exemple des adresses italiennes (« 14, viale Fontanarossa / Genova »), en drames sordides (« qu’à tort ils chient, violent à fond, tannent et rossent ? Ah ! / déchets mouvants ! »). Le grand écart entre l’apathie des indications topographiques et la violence des récits dérivés a l’effet sidérant et « magique » des anamorphoses.[3]

A l’inverse, la réécriture conduit parfois du sens au non-sens, fabriquant de nouveaux idiomes familiers-incompréhensibles qui miment comiquement le français. On retrouve ici l’insignifiance jubilatoire d’Un mot pour un autre de Tardieu ou du « Grand combat » de Michaux :

 

« Pour deux hectrages de blait fru.

Inspermiser le blait mi duce gentilonde et mi clamitude.

Sans tric-troc stressiré !

Puis le mâtre au dorlodo, en bel chaudinède »

 

Non astreinte à une stricte symétrie, la réécriture peut amplifier considérablement le texte initial, multiplier les versions dérivées (par exemple dans le poème 3 en 1 « Vial & Wicki »), ou encore dissoudre progressivement un énoncé par des approximations homophoniques en chaîne. Isabelle Sbrissa varie en outre les dispositions typographiques : dans une sorte de canon carnavalesque, l’ « écho dément » court parfois sous la ligne du texte premier. Le récit de Lewis Carroll est ainsi « farci » d’un double obscène qui s’y incorpore pour former un hybride monstrueux :

« Alice commençait à se sentir très lasse de rester assise à côté de sa sœur

et je m’ennuyais à sentir l’odeur acide de la sueur

sur le talus, et de ne rien avoir à faire

de ma motte, et de ne pas avoir envie de la foutre »

A côté des oulipiennes variations et traductions homophoniques[4], Isabelle Sbrissa pratique une autre forme de distorsion catastrophique :  la traduction en langue inconnue. Par exemple le « frallemand », caricature française de l’allemand obtenue par traduction lexème à lexème : « aufgebildet vortauchen sie hinter eingehofftem nach missgetrauertem » donne ainsi tout naturellement « adimagés ils prétrempent derrière de l’unespéré après du méploré ». Le travail d’écriture ne se cantonne pas toujours à une seule technique mais combine aussi parfois tous azimuts divers procédés moins identifiables, comme dans la réécriture du texte de Rabelais :

« Icelluy ouvrans en certain lieu,        « Alors il ouvrit son orifice minuscule

signé, au dessus, d’un goubelet              tatoué au-dessus du petit animal poilu

à l’entour duquel estoit escript              d’un collier d’oies s’écriant

en lettres Etrusques :                 en ces termes brusques :

Hic Bibitur »                          Couic ! À Mon Tour ! »

Après cette joyeuse débauche massacreuse, la « description de cuisine » ouvrant la dernière section dérange par l’impudeur du « je » de l’écrivain qui s’exprime ici en son nom. Mais c’est pour constater rapidement que ça ne prend pas :

« Je suis admirative de ceux qui savent

faire remonter leur intériorité sur le papier.

Mais quand je m’y essaie

c’est une déception »

S’il peut être un effet de la pudeur, l’abandon de l’expression de soi pour la réécriture des autres résulte surtout de l’insatisfaction éprouvée face aux produits de l’expression directe. Isabelle Sbrissa est de ceux qui écrivent pour ne pas s’exprimer : pour s’extraire du bocal déprimant qu’est le moi. Il s’agit d’adopter « une contrainte assez / efficace pour faire surgir / l’inconnu sur la page », sans quoi celle-ci « se remplit  / de ce que je pense, de ce que / je sais penser. » Car même lorsque l’on s’attache à décrire le monde, rien ne vient que de déjà su. Ce n’est qu’en partant de l’autre et en donnant congé à tout « contenu conscient » que l’on pourra trouver du neuf. Plus que la jouissance du détournement pervers, c’est ainsi la sensation d’avoir pu se surprendre soi-même qui fonde l’intérêt du jeu.

Un pas de plus dans la passion mécrivante, et l’écrivain s’attaque à ses propres textes pour les défigurer comme des matériaux étrangers. C’est ce que démontre la dernière section du recueil, avec  la traduction obscène d’un « premier jet » (« Traduction de Description de cuisine »). L’effacement du premier poème est une autre étape, qu’Isabelle Sbrissa ne franchit pas. Le résultat de la traduction n’est pas converti en objet autonome ; l’opération reste exhibée par la juxtaposition des différentes versions.

 

Cette écriture qui évacue la question du « que dir queue dir ? », renvoyant ainsi dos à dos les prétentions lyriques et ontologiques, nous rend à l’idiotie et met toutes nos langues en alerte dans une saine  ébriété. Elle est aussi affirmation d’insoumission aux discours quels qu’ils soient : l’échantillon des textes détournés suffit à prouver que la poésie peut tout trahir et retrahir allègrement, ad infinitum.

 



[1] « d’après Christian Prigent et Alain Jadot, poèmepoèmes, d’après Oskar Pastior, gedichtgedichte. »

[2] Comme Pierre Le Pillouër dans ses « craductions » de Raymond Federman (Chair jaune, Le Bleu du Ciel éditeur, 2007).

[3] Sur la transposition dans l’écriture de l’anamorphose picturale, on pourra lire la réflexion éclairante de Christian Prigent au début de La Langue et ses monstres,  Saussines, Cadex, 1989.

[4] La seconde opération suppose l’oubli volontaire de toute connaissance de la langue « traduite », de façon à entendre par exemple dans « Al inizio /pensava/ che mi chiamassi » : « A lieu sans issue / il bava comme savon / chimique émoussant ».

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