L'amer intérieur (Luca l'irascible) d'Ana Tot par Typhaine Garnier
L’ire fait écrire
N’aurait-on pas suffisamment haï la poésie, pas assez « injurié » la beauté ? La liquidation de la poésie « inadmissible » n’est-elle pas déjà accomplie, commentée, dépassée ? Ana Tot est de ceux qui estiment que ce geste garde aujourd’hui toute sa pertinence et qu’il importe de maintenir l’exigence d’une « cruauté » sans compromis. Car le « désaffublement » de la poésie a beau parfois être total, il n’est jamais définitif.
On le sait, on l’a dit, les poètes s’élèvent souvent contre la figure maternelle. Avec le fantasme de la mère dévouée à l’abjection, la poésie va au bout de l’outrage. Obsession banale que celle de la lubricité horrifique de la mère, et surmontée de bonne heure par l’individu social. Mais la littérature cruelle persiste à se coltiner ce tabou, comme pour rappeler que ça ne passe pas, qu’un reste des obsessions primaires colle toujours au fond de l’être.
Traitant ce tabou, l’écriture ne peut que régresser vers la puérilité, c’est-à-dire vers un rapport à la langue dont l’adulte communiquant a perdu l’idée. Ceux qui s’y sont risqués savent combien cette régression est ardue, tant est fort par ailleurs l’attrait de la sophistication et de l’intelligence. Pour regagner le stade infantile, Ana Tot dispose d’une panoplie de procédés : paronomase, homonymie, à-peu-près, contrepèteries, etc. Le détail importe peu, car ces jeux de sons ressassés ne surviennent pas comme des accidents : ils sont le principe dynamique de cette houle verbale où tout découle de tout. Le texte progresse ainsi de rebonds en rebonds, unit par les liens du son termes abstraits et termes triviaux mal assortis (« en berne / en bermuda ») et recompose sauvagement des familles de mots dans un mépris ironique de l’étymologie (« résistant à son chat / à son charme / à son charnier charnu / à son charabia / chérie arrête ton char chienne »).
Ana Tot récuse toute sophistication gratifiante, qu’elle soit positive (l’orfèvrerie minutieuse) ou négative (les torsions « modernistes » : charcutage des syllabes, excentricités prosodiques). Elle se maintient au degré zéro de la virtuosité : associations faciles façon chansons enfantines et jeux de mots idiots à la Boby Lapointe (« mea culpa mes fesses », « lâche-moi les basques et les aztèques ») s’enchaînent rapidement comme en pilotage automatique. Le lecteur est cruellement privé de toute « délectation lecturale » (Jude Stefan).
Naturellement, indigence technique et indigence intellectuelle vont de pair. Le minimalisme anti-poétique fait entendre la basse fondamentalement obscène de la langue (« boîte à bite à femmes affamées de sous »). Ici la puérilité retrouvée ne rime donc pas vraiment avec légèreté ni candeur. « On fête le mauvais mot », c’est-à-dire le mot trivial, obscène, mais aussi le mot inapproprié, le mot sans rapport. Dans cette langue exutoire, c’est bien l’ire qui est première et qu’il faut alimenter de matériaux verbaux :
« crois-moi t’en auras de l’amour oral
de l’humeur hormonale
de l’amour à trois mats
de la morale à deux balles
des nouvelles de l’oural
de la mortadelle italienne
de la moutarde mortelle »
Ainsi le « tout dire » bascule dans le grotesque, « Luca » patauge lamentablement dans l’ire.
Difficile, face à ce dénuement obscène et cet effondrement comique du sens, de ne pas éprouver un certain malaise. Le texte d’Ana Tot rappelle l’affirmation de Charles Pennequin : « écrire c’est en avoir gros sur la patate » (Pamphlet contre la mort). Et il suggère que la poésie, pour être en forme, doit être plus bête que la moyenne.