CHASSE-TÉNÈBRES - Xavier Makowski par Marc Wetzel
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Ce livre porte bien son titre, car les ténèbres à y dissiper sont nombreuses, rudes, enchevêtrées, implacables. Oui, ténèbres partout ici, même en pleine lumière quand - lors d'une canicule dévastatrice dans le Nord-Vaucluse dans l'été 2022 - on nous fait suivre "des canons à eau" qui "postillonnent dans les maïs cramés" (p.73). Et ténèbres normales, si l'on peut dire (la sombre advenue des choses, le voile descendu sur la prison de la vie, l'inconnu en version immaîtrisable et perfide, les Parques faisant soudain les présentations !), difficiles, en effet, à "chasser" : comment prétendre poursuivre victorieusement la leucémie qu'on vous annonce, ou croire faire trophée du décès de sa mère, ou traquer et rabattre ses cauchemars (comme cet "apprenti-plaquiste" - bien proche de l'auteur ! - qui, à force de refaire des cloisons délabrées ou soufflées, craint de s'y "emmurer vivant" !). Même l'évocation aérienne du Ventoux ici (via Pétrarque, Fabre ou Char) n'y efface pas la stèle du martyre absurde de Tom Simpson. Même l'orchestre mariachi qui vient nous rechanter son lénifiant "Cielo lindo" (Ah, "chanter" sans "pleurer", pour son "petit coeur chéri", quelle cure de clarté !) se retrouve dérivant sur un morceau de glace mangé par les courants, et promis à "disparaître à jamais dans l'immensité" (p.136). Même l'anodin repas familial montre son apocalypse feutrée, et fatale : "si tu ne finis pas ton assiette/ tu vas voir/ on t'en fera des piqûres/ on t'en fera/ matin/ midi/ et soir/ tu vas voir/ si tu ne finis pas ton assiette".
C'est, il faut le dire, un livre éprouvant et confus, mais utilement terrible, et honnêtement complexe - et, souvent, d'une sobre beauté, d'une rare grandeur, dans les moments où l'inouï désordre des choses, l'obscène gros tas spatio-temporel des incidents, des terreurs et des débris est, sur une page miraculeuse (oui, d'une prodigieuse justesse) , réuni, rassemblé, ramené à son essence, comme synesthésiquement réconcilié et synchronistiquement sauvé (comme si le poète voyait la scène totale depuis elle !! et comme si l'Absolu haletait !) :
"du quatrième on voit bien le nuage
le nuage de fumée qui vient de la via domitia
en rappel l'apprenti plaquiste fait les vitres
les vitres du bloc hospitalier il fait
il fait boujou ! on sourit il rebondit
il rebondit sur la façade cinglée de guindes
joyeuse attraction sourde et muette pourtant
pourtant dans chaque case il doit bien voir
bien voir dans chaque case un nouveau cas
perfusé plus ou moins au combat avec
avec peut-être la peur de réussir à se rater
qui ça ? lui, Spiderman ? eux, les gladiateurs ?
un peu tous à la fois en fait un peu
un peu dans leur déterrestration
tentent-ils tous inconsciemment peut-être
peut-être de s'arracher du monde
du monde qui brûle de partout alors
alors le ciel s'ouvre et des canadairs
des canadairs surgissent et larguent leur déluge
leur déluge de pétales de roses" (p.65)
Trois thèmes récurrents impressionnent, et importent particulièrement.
Celui d'abord de l'annonce. Pas seulement celle de la maladie par l'oncologue si disert au téléphone. Ni même celle du décès de la mère. Ou celle, burlesque, faite ici à Marie, de sa non-disparition ("l'Assomption c'est sûrement le truc/ le truc le plus malin qu'on ait trouvé/ pour pas voir mourir Maman", p.137). L'annonce de la suite obscure des êtres est ici, logiquement, une révélation négative (votre moyen général de vie est en train de vous lâcher, savez-vous !), mais la question "comment faire comprendre et accepter à une conscience sa cessation prochaine ?" est partout ici posée, même de soi à soi - comment baliser sérieusement l'entrée dans le temps de ma fin ? - car il s'agit bien ici de faire l'annonce même qui nous défait ! Et si, par impossible, l'on pouvait chasser là à contre-ténèbres, comment y réussir sans se mentir, sans refourguer ailleurs et à d'autres l'équivalent de l'obscurité vaincue ?
Le thème des parades au temps de la fin (annoncée). Quels sont donc les non-temps disponibles, saufs, accessibles, objectifs, dans lesquels, pour ainsi dire, intégrer sa propre désagrégation ? L'époque d'abord, suggère l'auteur, où notre mère ne l'était pas encore devenue (souvenirs ici d'une guerre où elle -Thérèse ? - se découvrait tout juste elle-même), car c'est le temps où nous étions encore inconcevable, puisque cette jeune fille n'y contenait alors pas même notre propre possibilité. Et puis, justement, un temps passé de guerre, dont la source de notre lointaine naissance aurait pu ne pas sortir vivante. La possible dévastation de notre origine est, dans les périls d'alors qu'elle traversait, l'existence de notre impossibilité même. Mais cela console-t-il ? car comment peut-on évacuer le vide ? comment dissiper l'absence même d'illusions ? Et, si des parades existaient, comment ne pas dépendre de ce qui nous protège ? Nous défendre de ce qui vient nous défendre ?
Il n'y a, enfin, dans la timide férocité de ce livre de pantins (tel le mannequin Caramentran), d'armoire à pharmacie dans une pièce sentant le "mucre", moisie et sans air (avec, explicitement, Venetoclax, Gazyvaro, Polaramine, Tonédron et autres "fatrasies" chimiques), de "conquistadors biocoopés", de "pyrale du buis", de "reliques de Saint Gaudérique", de "neige à Soulages", d'"hameçon sous sa cuillère dorée", d'"envol épileptique de l'hélicoptère jaune"... aucun recours sacré, ni Dieu (inutile de jouer à cache-cache avec lui, car il connaîtrait - comme Adam et Eve honteux le découvrent - notre planque, il aurait même créé le lieu où croire nous dérober à lui !), ni Diable (qui nous cache le véritable Enfer) : à quoi bon grimer, en nous et entre nous, un géant Mannequin du Mal, puisque, montre ce livre, les Ténèbres véritables sont une nuit qui ne nous cache plus, et que rien en ce monde qui nous fait disparaître ne nous y aura jamais vus ! L'Inconnu, ni en bien ni en mal, ne nous connaît ! Quelle plus précise, profonde et partageable élégie, alors, que ce livre qui le chante ? Le sordide et le sublime y sont enfin à égalité, se déténébrant l'un l'autre, comme de juste :
"sans frein moteur ça descend
les ganglions c'est le négatif du mal
sous les bras comme des balles de tennis
va dormir avec ça sous les bras toi ..." (p.29)
"l'infirmière s'appelle Marie
elle elle sait
pour la transfusion
elle enfile la poche de sang
dans un gant de toilette
pour voir un peu moins
le rouge" (p.115)
On devient adulte au jour de vouloir bien que la nuit nous trouve. Ce puissant petit livre nous y aide.