Laurent Albarracin et Christian Viguié - Presque rien par Marc Wetzel
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Un livre inventif et chaleureux. Nos deux bien connus danseurs de mots, camarades par ailleurs, décident ("sur un coin de table", précisent-ils) d'écrire à deux voix sur deux thèmes à la fois familiers et ésotériques (le "presque rien", c'est à dire une existence d'extrême justesse, pas tout à fait encore ou plus tout à fait ... le néant; puis le "là", c'est-à-dire tout quelque part pas trop loin, l'adverbe - ou l'interjection ! - d'une quelconque présence accessible ou projetable : "Là, là !", c'est comme "Ça, ça !" dans sa version : endroit intéressant ...). Dans leur livre, donc, des séries de fragments alternent alors, non-signés par l'un ou l'autre - même si l'on croit reconnaître la marque de celui-ci, plus taquin, plus analytique, plus drôle, plus sociable, plus sophistiqué, et de celui-là plus têtu, plus doux, plus errant, plus fidèle, plus murmurant - mais les deux, merveilleusement ensemble ludiques et profonds, lucides et sensibles. Ils ont le paradoxe tendre, et l'entrechat spéculatif - et voici un peu comment :
Presque, c'est : pas tout à fait. Presque quelque chose, c'est à peu de choses près une chose, c'est pas loin d'un être formé, un événement complet, une structure accomplie, un fait établi - mais toujours aussi une pleine advenue qui manque à elle-même. Et presque rien, c'est à peu près pareil, mais dans la version verre à demi-vide, et aux confins de l'inexistence, c'est plutôt à peu de choses près rien du tout, mais qui pourrait tout, peut-être, modifier. C'est le détail insignifiant qui changerait, ou non, du tout au tout, volontiers la face du sens. Comme le charme, qui, loin d'être noyé par la richesse, la puissance, l'habitude, l'assurance, la gloire même, est ce presque rien qui menace toutes les autres qualités (comme disait Jankélévitch) de rester, sans lui, inopérantes, de péricliter, de pérorer soudain dans le vide. Ou comme le temps, impalpable successivité, invisible fil de tous les devenirs, le plus muet et silencieux moteur des manifestations du monde, est ce presque rien qui pourtant hante et conditionne tout (comme, à l'inverse, souriait aussi Jankélévitch, Dieu est ce presque tout, qui ne change peut-être rien). Ou comme la grâce vient subrepticement, infimement, arbitrairement, mais décisivement, donner à un mouvement de l'être sa splendeur :
"Il est étrange comme un éclat de beauté
se désigne lui-même
et comme les rayons qui en émanent
l'éclairent" (p.91)
Nos deux poètes, comme tout le monde, sentent que le presque rien n'apparait qu'à notre attention à lui, et ne vaut que selon la "considération" qu'on lui porte ("Selon le prix que tu accordes au presque rien/ tu peux t'offrir presque tout", p.17). Ils le figurent et l'imagent, comme on l'attend ("Presque rien/ comme un papillon posé/ sur une montagne", p.31, ou "Le presque rien est la fermeture éclair du Tout", p.44), savent les divers moyens de l'obtenir (par épuisement, par regain insensible, par chétive empreinte, par "ensablement", et même par le choix dérisoire ou sublime d'un boeuf voulant "se faire aussi petit" qu'une grenouille ! p.44), mais font plus : nos auteurs entrent dans la vie même du presque rien, notent et accompagnent ses postures et attitudes propres : le voici, alors, devant nous, qui ironise (le presque rien jouant à se mêler de tout, p.15), qui en rajoute (il ne peut exister qu'en insistant, p.18), qui a des "manières allusives" (p.27), qui brouille les pistes ("À se demander si le presque rien / est la mémoire ou la cicatrice des choses ?", p.30) qui pose aisément des lapins (l'infime assure peu le spectacle lors de ses rendez-vous ! p.32), qui fait de discrétion sa force et son honneur, comme :
"Il y a une beauté du presque rien
à ne pas vouloir l'immensité
ou l'entièreté du paysage
à choisir le couvercle du ciel
au-dessus du puits" (p.35)
La seconde partie du recueil ("Là") est tout aussi vive et fine. C'est que le petit adverbe français "là" est d'autant plus insaisissable qu'il veut tout saisir, est comme le comble de l'horizon facile, ou de l'indication négligente, puisque de toute chose on peut dire qu'elle est où elle en est (elle "en est là" !), et où elle est (son ailleurs est en place, et cette place est "là"). L'impérialisme du là (ou celui du voilà !) au détriment de l'ici (ou du voici) emporte tout. Nul n'oserait plus dire, pourtant plus logiquement : "voici le travail !", "me voici bien ...", ou "tope-ici"; et on ne veut plus dire grand-chose en répétant : "tout est là", "j'en suis là", "ce que vous me dites là", ou "restons-en là" ...). Le prodigieusement ubiquiste "là" n'est souvent plus qu'un tic de présence ! Notre "là", confus comme un "ici océanique" (p.69), ironiquement approximatif ("se trouver là/ si près du loin",p.53), à expansion irrésistible et opportuniste ("le monde est le monde/ qui nous entoure/ par une sorte de capillarité du là ",p.77), le là, donc, est "au milieu de l'ailleurs", avec la "tension" d'une "rose perdue dans un pré " (p.82), coincé entre sa prosaïque imprécision de non-ici quelconque, d'autrement placé, et la délicate confidence d'une hémorragie, le déchirant souhait de cet exilé perpétuel d'un jour enfin pouvoir en rester ... là :
"Le là
juste le bruit d'une source
qui voudrait s'écouter" (p.54)
Trois très brèves interrogations : d'abord pourquoi ces deux thèmes ensemble ? Peut-être parce que nous tous avons tout bonnement été (!) ce presque rien (cet embryon, où auto- et onto- genèses esquissaient leur commun miracle) là où nous nous formions, si étrangement là : loin d'être nous mais aussi loin d'être loin, et comme chez un ailleurs (dans la matrice). Ensuite, pourquoi avoir illustré l'effort de nos deux auteurs par des peintures si nettement floues, et si solidement insaisissables (de Marie Alloy) ? Parce que ses sortes de compacts mirages mêlent utilement rien à beaucoup, et que ses insituables rendez-vous mêlent fidèlement dedans à dehors ! Enfin, malgré le courtois congé donné dans ce livre à la spéculation conceptuelle ...
"Pourquoi ouvrir un livre de philosophie ?
Prenez simplement une sauterelle
Le là est à la fois la sauterelle
et le bond de la sauterelle
Elle nous apprend à sauter du là au là" (p.83),
... nos deux poètes sont, constamment, au moins aussi réfléchis qu'ouverts, aussi disponibles qu'exigeants : quelle réelle différence, d'ailleurs, prétendre faire entre un chant qui pense (celui de la poésie), et une pensée qui chante (celle de la philosophie) ? Le presque rien se posant là est, partout ici, le jubilatoire don (que chacun des auteurs fait d'abord à l'autre, puis, par la prodigalité naturelle de l'inspiration publique, à nous, lecteurs !) de la nuance (une nuance : ce presque rien de différent, qui souverainement se pose là !)
"Là
comme pour dire au soir
j'aimerais être le soir
que tu seras" (p.90)