Clarisse Michaux, LA GAIETÉ ME SIDÈRE par Marion Honnoré

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27 oct.
2024

Clarisse Michaux, LA GAIETÉ ME SIDÈRE par Marion Honnoré

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Clarisse Michaux, LA GAIETÉ ME SIDÈRE

Dans une main, le recueil de Clarisse Michaux, La gaieté me sidère. Dans l'autre, le DVD du film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce.

 

On commence par quoi ? Le livre se présente comme un ensemble de poèmes « en dialogue avec le film ». Clarisse Michaux écrit sur Jeanne Dielman parce qu'elle n'a pas le choix. Elle écrit une hantise. Incarnée à l'écran (Delphine Seyrig, sa beauté, son brushing), Jeanne revient sous forme spectrale « pendant des jours je suis restée hantée par Jeanne Dielman. Il n'est pas un jour qui passe sans que je pense à elle. »

 

Je n'ai pas vu le film. Pas encore. Je voulais voir le film. Mes copines cinéphiles disent que le film est génial. Et tout le monde sait qu'il a été élu « meilleur film de tous les temps ». C'est même Télérama qui le dit. Ça pose. Voire, ça impose. « Quoi ? T'as pas vu Jeanne Dielman ? ». En même temps, comme l'autrice qui a la délicatesse de le reconnaître, je flippe un peu de voir ce film souvent décrit comme une expérience de l'ennui.

 

« Si la maison de Jeanne Dielman est l'architecture de l'attente ou du cesser l'espérance

alors j'ai compté ses étages

verdict il y a huit étages pour le monde

en ce qui concerne sa lassitude »

 

C'est sûr que rester trois heures dans une salle pour voir une meuf éplucher des patates et cirer des godasses n'est pas très engageant.

« T'as rien compris, disent mes copines cinéphiles. Regarde-le, et après on en parle. »

Elles insistent. Et voici que m'arrive le livre de Clarisse Michaux. Ackerman, encore. Retrospective Ackerman à Beaubourg ; exposition Ackerman au Jeu de Paume. Jeanne Dielman est partout. Il faut donc voir le film. Mais le livre est ici. Comment trancher ? La logique voudrait que l'on regarde d'abord le film. Et la chronologie, bien sûr. Et puis le poids (Coffret Chantal Akerman intégral, inclus un livret une affiche, un kilo deux cent grammes minimum / Clarisse Michaux, La gaieté me sidère, éditions Hourra, 70 pages, 30 grammes ?), ce qui est tout de même un argument, le poids.

Evidemment je commence par le livre.

 

Que dit un texte d'un film que l'on n'aurait pas vu ?

Comment nous parle-t-il ?

 

Un écart, entre la joie, le jeu

 

Quelques enfants s'échevellent quai

des foins sur un manège dont

 

la gaieté me sidère 

 

et la mort, l'oubli

 

ils jouent avec une balle sur une pelouse

de synthèse aucun

ne songe à Jeanne Dielman morte

 

Une latence

 

Les spleens et les contrariétés des choses qui s'étirent et

qui nous épuisent les cœurs enfin

le cafard vous voyez

 

Une lassitude

 

Du fardeau de la vie du fait

qu'elle tire un peu et surtout fort sur des temps morts

comme une

fatigue

 

Il nous parle de nous, il parle des femmes, de toutes les femmes, de toutes les Marie et les Jeanne, elle fait comme nous, Jeanne, ménage, courses, cuisine, sexe, s'occuper de son fils, et le fils lui, il lit

 

J'ai de la haine pour son fils qui récite des poèmes d'auteurs pour qui je n'ai pas

de haine

à propos de cette haine

quand je le regarde fade et

pâle je sais que la lecture se vole

sur le temps de rien ou de travail d'une autre

 

Et Clarisse Michaux re-écrit Baudelaire. Comme une ménagère, comme une cuisinière, c'est à dire, à sa sauce.

 

Et le prosaïque répond au prosaïque. C'est la voisine qui vient tromper l'ennui de Jeanne Dielman quand elle

 

raconte son épopée vide j'allais chez le boucher et je ne savais que

cuisiner j'attendais que les autres femmes

 

m'inspirent mais toutes

prenaient du hâché et moi

hier j'avais déjà fait du pain

de viande donc j'étais

 

sans idée. 

 

Et qu'importe que Jeanne Dielman lave les cuillers, se prostitue ou plie le linge, ce n'est pas la question, tout cela est tout un, une même chose, une même vie sur un temps dilaté  (« épopée vide ») où

 

cirer une paire de souliers prend

exactement le temps que prend

 

le temps de

cirer une paire de

souliers 

 

un temps las, monotone, étiré, le temps du visionnage — trois heures, trois longues heures-, le temps qui se mue en durée, la poète en parle mieux que ne le ferait Bergson

 

Jeanne Dielman est un problème de durée. C'est une chose qui dure et qui vous rend malade. Elle vous empoisonne de durée.

 

Voilà peut-être là l'objet du film que je n'ai pas encore vu, l'objet du poème, c'est certain, car

 

cela prend

énormément de temps

de juste vivre

 

et

 

je ne crois pas qu'on ait le temps

de faire quelque chose en plus

que ça

 

Et Baudelaire qui revient à la fin de l'affaire, découpé, —le couteau du boucher dans le morceau de viande, ciselé, ponctué nouvellement pas Clarisse Michaux

 

Et

j'attends que l'éternité me passe

et

ô ! douleur !

et

ô douleur !

et

le temps mange la vie

et

l'obscur ennemi qui nous ronge

et

le cœur du sang que nous perdons croît

et

se fortifie 

 

 

Je vais le voir, le film. Mais pas tout de suite. Là, je suis un peu sidérée.

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Hourra, 2024
72 p.
16 €

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