Clarisse Michaux, LA GAIETÉ ME SIDÈRE par Marion Honnoré
Dans une main, le recueil de Clarisse Michaux, La gaieté me sidère. Dans l'autre, le DVD du film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce.
On commence par quoi ? Le livre se présente comme un ensemble de poèmes « en dialogue avec le film ». Clarisse Michaux écrit sur Jeanne Dielman parce qu'elle n'a pas le choix. Elle écrit une hantise. Incarnée à l'écran (Delphine Seyrig, sa beauté, son brushing), Jeanne revient sous forme spectrale « pendant des jours je suis restée hantée par Jeanne Dielman. Il n'est pas un jour qui passe sans que je pense à elle. »
Je n'ai pas vu le film. Pas encore. Je voulais voir le film. Mes copines cinéphiles disent que le film est génial. Et tout le monde sait qu'il a été élu « meilleur film de tous les temps ». C'est même Télérama qui le dit. Ça pose. Voire, ça impose. « Quoi ? T'as pas vu Jeanne Dielman ? ». En même temps, comme l'autrice qui a la délicatesse de le reconnaître, je flippe un peu de voir ce film souvent décrit comme une expérience de l'ennui.
« Si la maison de Jeanne Dielman est l'architecture de l'attente ou du cesser l'espérance
alors j'ai compté ses étages
verdict il y a huit étages pour le monde
en ce qui concerne sa lassitude »
C'est sûr que rester trois heures dans une salle pour voir une meuf éplucher des patates et cirer des godasses n'est pas très engageant.
« T'as rien compris, disent mes copines cinéphiles. Regarde-le, et après on en parle. »
Elles insistent. Et voici que m'arrive le livre de Clarisse Michaux. Ackerman, encore. Retrospective Ackerman à Beaubourg ; exposition Ackerman au Jeu de Paume. Jeanne Dielman est partout. Il faut donc voir le film. Mais le livre est ici. Comment trancher ? La logique voudrait que l'on regarde d'abord le film. Et la chronologie, bien sûr. Et puis le poids (Coffret Chantal Akerman intégral, inclus un livret une affiche, un kilo deux cent grammes minimum / Clarisse Michaux, La gaieté me sidère, éditions Hourra, 70 pages, 30 grammes ?), ce qui est tout de même un argument, le poids.
Evidemment je commence par le livre.
Que dit un texte d'un film que l'on n'aurait pas vu ?
Comment nous parle-t-il ?
Un écart, entre la joie, le jeu
Quelques enfants s'échevellent quai
des foins sur un manège dont
la gaieté me sidère
et la mort, l'oubli
ils jouent avec une balle sur une pelouse
de synthèse aucun
ne songe à Jeanne Dielman morte
Une latence
Les spleens et les contrariétés des choses qui s'étirent et
qui nous épuisent les cœurs enfin
le cafard vous voyez
Une lassitude
Du fardeau de la vie du fait
qu'elle tire un peu et surtout fort sur des temps morts
comme une
fatigue
Il nous parle de nous, il parle des femmes, de toutes les femmes, de toutes les Marie et les Jeanne, elle fait comme nous, Jeanne, ménage, courses, cuisine, sexe, s'occuper de son fils, et le fils lui, il lit
J'ai de la haine pour son fils qui récite des poèmes d'auteurs pour qui je n'ai pas
de haine
à propos de cette haine
quand je le regarde fade et
pâle je sais que la lecture se vole
sur le temps de rien ou de travail d'une autre
Et Clarisse Michaux re-écrit Baudelaire. Comme une ménagère, comme une cuisinière, c'est à dire, à sa sauce.
Et le prosaïque répond au prosaïque. C'est la voisine qui vient tromper l'ennui de Jeanne Dielman quand elle
raconte son épopée vide j'allais chez le boucher et je ne savais que
cuisiner j'attendais que les autres femmes
m'inspirent mais toutes
prenaient du hâché et moi
hier j'avais déjà fait du pain
de viande donc j'étais
sans idée.
Et qu'importe que Jeanne Dielman lave les cuillers, se prostitue ou plie le linge, ce n'est pas la question, tout cela est tout un, une même chose, une même vie sur un temps dilaté (« épopée vide ») où
cirer une paire de souliers prend
exactement le temps que prend
le temps de
cirer une paire de
souliers
un temps las, monotone, étiré, le temps du visionnage — trois heures, trois longues heures-, le temps qui se mue en durée, la poète en parle mieux que ne le ferait Bergson
Jeanne Dielman est un problème de durée. C'est une chose qui dure et qui vous rend malade. Elle vous empoisonne de durée.
Voilà peut-être là l'objet du film que je n'ai pas encore vu, l'objet du poème, c'est certain, car
cela prend
énormément de temps
de juste vivre
et
je ne crois pas qu'on ait le temps
de faire quelque chose en plus
que ça
Et Baudelaire qui revient à la fin de l'affaire, découpé, —le couteau du boucher dans le morceau de viande, ciselé, ponctué nouvellement pas Clarisse Michaux
Et
j'attends que l'éternité me passe
et
ô ! douleur !
et
ô douleur !
et
le temps mange la vie
et
l'obscur ennemi qui nous ronge
et
le cœur du sang que nous perdons croît
et
se fortifie
Je vais le voir, le film. Mais pas tout de suite. Là, je suis un peu sidérée.