Un beau masque prend l'air, Suzanne Doppelt par Marion Honnoré

Les Parutions

07 déc.
2024

Un beau masque prend l'air, Suzanne Doppelt par Marion Honnoré

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Un beau masque prend l'air, Suzanne Doppelt

 

 

Mais où sommes-nous ? Dans un musée d'histoire naturelle, entourés d'animaux morts aux yeux de verre - taxidermie cauchemardesque ? Dans un carnaval, fête excessive et angoissante, dont les masques étranges font frémir les enfants? Dans un cabinet de curiosités, une exposition de peinture ?

 

Je ne sais pas bien où nous sommes.

 

Perdue dans ce dédale, je croise des visages d'animaux, je croise mon double, le miroir me renvoie tantôt l'image d'un rhinocéros, d'un éléphant, d'une antilope, peut-être sommes-nous dans une ancienne fête foraine, le palais des glaces, le reflet d'un soi déformé, inquiétant, étrangeté.

 

« Elle ou sa copie personne ne vient au monde sans dans l'ombre un faux double un somnambule, Pline la prend pour l'antilope et Dürer pour un reptile ou alors un crustacé, Longhi la peint d'après nature son vrai portait en pied et de profil ou celui d'une autre car deux fois au moins il me faut répéter ce qui le mérite. »

 

J'aime l'idée d'errer ici à la recherche de mon totem.

 

« cara Clara dear Sudan deux statues sonores en noir et blanc et entre vous un fil non visible, vous n'allez plus doublés de vos oiseaux perchés un mainate un héron regarder l'eau la nuit trainer presque à l'arrêt dans le paysage vous prenez la pose pour adhérer aux choses »

 

Au fil des pages, autres visages, comme un dispositif carré gris sur fond blanc et texte en décalé nous ramène en fin d'ouvrage aux œuvres citées, évitant l'écueil du didactique mais pas trop celui du renvoi. Car on voudrait les voir les œuvres. Prendre leur regard en pleine gueule, « je » de miroir non lacanien, inversion réflexive, c'est lui, le serpent qui me reluque je m'en doutais.

 

On savait, après Bailly et Derrida, que l'animal n'est pas notre autre, ce que Suzanne Doppelt nous montre avec des mots, face contre face dans ce « magasin du visage » où rien de ce qui est non humain ne nous est étranger.

 

Ici ça grouille

« veilleur où en est la nuit ? Certaines sont moins noires que d'autres le ciel neigeux la pleine lune une éclipse celui qui la passe dans la mare se réveille cousin des grenouilles ou bien dans son lit les yeux éteints dormant ou rêvassant cousin des revenants il fait parfois des rêves en couleur un parc nocturne il y a un corps sous un arbre de cette nuit tombent des taches une par une »

 

ou bien ça brasse

« un chat coléreux un bœuf flegmatique un lapin énervé un élan mélancolique et un aimable perroquet près d'ouvrir le bec parle sa langue maternelle ALBERTUS DÜRER NORICUS FACIEBAT 1504, il le peint dans cette forêt noire aux bêtes sauvages, polychrome la face jaune le front bleu le ventre rouge posé sur une branche du sorbier des oiseleurs dessus un cartellino géant, son texte à réciter avant d'être avalé par le chat d'un rabbin ou piqué par un méchant serpent, nahash changé un jour en bâton magique et pétrifié le nez dans la poussière »

 

Dommage toutefois que les reproductions soient si petites. Car on les veut en grand les animaux et leurs visages, on aimerait en prendre plein la face

mais bon, il paraît que les éditeurs n'ont pas de thunes,

et la main invisible du marché se fout un peu de flatter le cheval ou de gratouiller le cou de la girafe, ce que l'on croit bien volontiers, et puis peut-être que Suzanne Dopelt écrit

 

« pour se figurer comment les choses absentes imposent leur présence et comment une forme en une autre s'en va »

 

n'empêche, je suis un peu frustrée de l'araignée, Daniel Arasse disait : « On n'y voit rien ».

 

Sans doute n'ai-je pas assez joué le jeu, pisté le tableau, chassé les œuvres sur l'Internet, animal totem on disait — peut-être... le paresseux ?

 

J'aurais voulu que Suzanne ou son double ou son masque me fasse un peu prendre l'air, qu'elle m'embarque dans une fête déjantée un carnaval de fous ou j'aurais tapé la discute avec un lièvre, serré la pince au singe, suivi le chemin d'un lézard ; j'aurais voulu qu'elle m'emmène au musée pour de vrai, pour qu'elle m'apprenne à voir, me perdre dans les détails, me dé-former, moi qui peine à regarder, aveugle aux paraboles.

 

Mes masques à moi sont restés quelque peu à l'étroit dans le dispositif du tout petit carré.

 

Quelque chose a eu lieu cependant. Cette nuit, j'ai rêvé que j'étais un très gros sanglier qui squattait le Verdon sous le pont de Castellane, et à qui les touristes donnaient à manger carottes et épluchures.

 

Tabou, totem ? Un sanglier, non mais…

 

Comme quoi, on ne choisit pas.

 

 

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