La Pléiade, Poésie, Poétique (2) par Tristan Hordé
Parler de la Pléiade aujourd’hui à un lecteur, c’est l’obliger à faire remonter des souvenirs scolaires et, en insistant un peu, reviennent les noms de Ronsard, dont il connaît encore quelques vers des Amours (« Mignonne, allons voir si la rose… ») et de Du Bellay, qui lui rappelle les Regrets (« Heureux qui comme Ulysse… »). À l’exception des sonnets d’Étienne Jodelle aisément accessibles (Poésie/Gallimard, 2022), les œuvres des autres membres du groupe sont, à très peu près, oubliées et lisibles dans des éditions savantes à consulter en bibliothèque ou partiellement dans des anthologies1. L’édition de Mireille Huchon2, d’abord, donne à lire des œuvres qu’il était bon de faire connaître, tel le théâtre de Jodelle ou des poèmes de Belleau, sans du tout mettre de côté d’autres connues (Ronsard, du Bellay) qui gardent la plus grosse part. Elle a ajouté pour la période de grande production (1545-1555) des textes de poétique devenus, eux, quasiment inconnus. Enfin, contrairement à l’image scolaire attachée à Ronsard et Du Bellay, les poètes de la Pléiade n’ont pas été applaudis par tous dans la seconde partie du XVIe siècle, des écrits polémiques et des témoignages complètent heureusement le recueil des textes. Ils sont suivis d’un répertoire des poètes et de leurs contemporains (image et texte) et de notes sur chaque œuvre publiée.
Mireille Huchon rappelle que Ronsard n’a utilisé que deux fois le terme Pléiade, par métaphore, à propos de la "brigade" de sept poètes (dont lui-même) du règne d’Henri II : Ronsard, du Bellay, Étienne Jodelle, Pontus de Tyard, Rémy Belleau, Antoine de Baïf et Peletier du Mans ; son contemporain Henri Estienne, plus tard (1678), parle des « poètes de la Pléiade », de la « nouvelle Pléiade ». La référence à l’Antiquité n’est pas fortuite, elle renvoie aux grands poètes grecs de la période alexandrine. Le nom s’est seulement installé au XIXe siècle, alors que certains membres du groupe ne se connaissaient que par la lecture de leurs textes ; il faut se souvenir qu’un écrivain comme Jodelle a refusé d’être publié de son vivant.
Le nom "Pléiade" est pratique pour évoquer une période particulièrement riche en littérature dans plusieurs domaines. Au début des années 1550, construites à l’antique, les premières tragédies (Cléopâtre captive, Didon se sacrifiant) et comédies (L’Eugène, La rencontre) sont dues à Étienne Jodelle. Parallèlement, si Clément Marot et Mellin de Saint Gelais ont introduit le sonnet en France, il est définitivement adopté comme genre avec la Pléiade qui le développe pendant des décennies.
C’est aussi avec la Pléiade que le sonnet devient par excellence le lieu poétique du discours amoureux. Le blason ancien n’est pas abandonné du tout, chaque partie du corps féminin est toujours exaltée, par exemple par Pontus de Tyard (second quatrain) :
Ton beau visage, où ton beau teint s’assemble,
Ta bouche faite en deux couraux plaisants,
Ton bien parler sur tous les bien disans,
Et ton doux ris doucement mon cœur emble.
En dehors de quelques poèmes, dont les Folastries de Ronsard, où le corps charnel est présent, le corps féminin entier est magnifié, fantasmé, souvent idéalisé et divinisé : les renvois à la mythologie abondent chez tous les poètes, permettant parfois l’allusion érotique ; ainsi, dans les Amours de Ronsard (tercets du sonnet 41) :
S'Europe avoit l'estomac aussi beau,
De t'estre fait, Jupiter, un toreau,
Je te pardonne. Hé, que ne sui'-je puce !
La baisotant, tous les jours je mordroi
Ses beaus tetins, mais la nuit je voudroi
Que rechanger en homme je me pusse.
Les sonnets n’ont pas de fonction référentielle précise, pas plus Marie, Olive ou Francine : s’installe pour très longtemps avec la Pléiade une représentation de la femme aimée — désirée mais absente —, et un je souffrant — image féminine cependant différente de celle de l’amour courtois ou des troubadours. Le thème de l’immortalité donnée par le poète à la femme, mais aussi au Prince, traverse une poésie qui cherche la reconnaissance des puissants ; Ronsard et du Bellay saluent l’un et l’autre l’entrée d’Henri II dans Paris, en 1549 — mais l’intérêt de ce roi pour les arts n’avait rien de commun avec l’engagement d’Auguste chez les Latins.
L’ode et l’hymne acquièrent aussi une place de choix dans les recueils de la Pléiade, mais c’est un autre genre qui prend place et reste toujours très vivant aujourd’hui, sous ce nom ou d’autres, l’art poétique. Pelletier du Mans en a été l’initiateur avec sa traduction (1545) de l’Art poétique d’Horace, largement utilisée un peu plus tard (1549) par Du Bellay dans la seconde partie de La Deffence et illustration de la Langue Françoyse, la première réservée à des réflexions sur la langue et les manières de l’enrichir, et sur l’orthographe. Cette "Défense" a été remise en lumière par Sainte-Beuve3 qui écrivait qu’elle était « la plus sure gloire de Du Bellay et la plus durable » ; elle est considérée comme un monument à partir du XXe siècle et des écrivains en ont repris le titre, y ajoutant « aujourd’hui » et en soulignant l’actualité4. Du Bellay prône l’abandon des genres anciens, propose la création de néologismes à partir des langues anciennes, préconise l’imitation des auteurs latins et grecs et de quelques auteurs italiens ; l’ensemble définit une esthétique nouvelle, mise en œuvre la même année avec L’Olive, recueil de sonnets et d’odes. Les réflexions de Du Bellay sur l’orthographe sont une approbation de ce que Louis Mégret avançait en 1542 : il faudrait une convergence entre l’écrit et la prononciation ; le poète garde cependant l’usage de son temps pour ne pas effrayer les lecteurs. Ronsard, de son côté, avance et dans ses Odes (1550) remplace notamment le i latin par j, le u par v, par ailleurs es par é (espandre > épandre).
Le lecteur découvrira des œuvres peu accessibles, en particulier Le Quintil horatian, critique de La Deffence… de du Bellay, l’art poétique de Thomas Sébillet (1548), la traduction-adaptation de l’art poétique d’Horace par Peletier du Mans (1545) et La Rhetorique francoise (1553) d’Antoine Poclin. Un ensemble de textes polémiques et de témoignages précèdent les notes ; les éclaircissements rassemblés — linguistiques, historiques et littéraires — font de ce volume, si le lecteur le désire, un excellent instrument de travail. Pour le plaisir de lire, il offre une superbe anthologie d’une des périodes les plus riches de la poésie en France.
1 Rappelons que Mireille Huchon a établi le texte des œuvres de la mystérieuse Louise Labé (Bibliothèque de la Pléiade, 2021).
2 La bibliothèque de la Pléiade a publié en 1953, choisis par Albert-Marie Schmidt, une anthologie de la poésie du XVIe siècle, de Marot (1496-1544) à Jean Baptiste Chassignet (1571-1635)
3 Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle
4 « Autres temps, autres barbaries, autres combats mais peut-être même nécessité et même devoir : ne revient-il pas aujourd’hui aux écrivains, aux poètes, face à la domination d’une langue «moyenne» hâtive et désinvolte, asservie aux visées manipulatrices de la communication, de maintenir et de refonder sans cesse une langue affranchie, de revendiquer, par objection souvent, le droit à la nuance, au subtil, à la densité et à l’imprévu ? » Présentation de Défense et illustration de la langue française aujourd'hui (Poésie/Gallimard, hors-série, 2013), par un collectif : Marie-Claire Bancquart, Silvia Baron-Supervielle, Tahar Ben Jelloun, Alain Borer, Michel Butor, François Cheng, Michel Deguy, Vénus Koury-Ghata, Marcel Moreau, Jacques Réda, Jacques Roubaud.