Je vais, je vis (extrait) par Hubert Lucot
Samedi 5 février
À 11 h passées, A.M. m’a parlé d’une téléphonade de son frère Léo la veille : sa fille Amalia pourrait quitter Paris pour un travail cinématographique du côté de Nice – à l’extérieur de quoi elle vit mal sans soleil. Ils (Léo d’hier, A.M. ce matin) en arrivèrent à Constantin, le seul homme connu à Amalia, qui le quitta, mais sans cesse elle le revoit, lui téléphone, elle parle de lui. Cela arrive souvent, j’apprends un fait gros et du long temps, qu’on m’avait « comme caché » : Constantin a un problème d’alcool, quand Amalia lui reprochait constamment l’attache maladive à sa grand-mère presque centenaire, son unique parent. A.M. devant ma surprise : « Tu ignores ce détail parce qu’Amalia, moi, d’autres ne sacrifions pas à l’exhibitionnisme des Lucot » ; blessé, je frappe de la main la table de la cuisine, mes lunettes de vue rapprochée – pourquoi étaient-elles là ? – tombent sur le plancher, formant la figure « lunettes + un verre détaché fortement à l’écart ».
Je partais (ma voie était tracée) dans un circuit pharmacie Tournelles – poste Castex – Monoprix face à l’hôtel Sully, l’accident m’expédia immédiatement chez l’opticien, dans la direction opposée, boulevard Beaumarchais, après la rue du Chemin-Vert. J’ai commencé par la poste la plus proche – le samedi, le courrier part à 12 h –, au bout de la rue Bréguet. […] Je suis vite reçu au 66, boulevard Beaumarchais, derrière l’œil mutualiste (énorme œil bleu allongé formant une enseigne jaune) ; dans son annexe laborieuse, hors de la grande salle de réception, la jeune Berbère presque obèse à beau visage que je connais bien a sur mon verre et sur son orbite un petit coup de main que j’admire sans le voir […] elle marche vers moi, depuis une porte non vue, des lunettes neuves à la main, qui me les tend. Je reboucle mon circuit initial : pharmacie Tournelles – Monoprix – traversée de l’hôtel Sully et de la place des Vosges.
Mon allée classique à la place Daumesnil, puis charmante rue Picpus descendante, attaque de la porte Dorée et du lac, fut contrite par une mauvaise respiration factrice d’angoisse, je me souvins que la pharmacie des Tournelles n’avait pu me fournir l’inhalateur habituel, probablement plus efficace que je le juge depuis des années.
Rentré tôt et m’apprêtant à regarder à la télévision le match de rugby France-Écosse, je me suis rappelé que je devais prendre des nouvelles de Liliane Giraudon, opérée de l’autre sein (2e cancer) dans la semaine. Elle me dit qu’elle a lu mon Noyau à l’hôpital, qu’elle comprend et apprécie mieux la vie après cette lecture, qui est aussi celle de la mort. L’infirmière de nuit – Liliane note aussitôt la maigreur de son salaire – s’est étonnée du titre, Le Noyau de toute chose, Liliane le lui a expliqué, lui a lu des passages dans le silence nocturne de l’hôpital Sainte-Marguerite situé derrière le stade vélodrome. Je reconnus ce quartier rural de Marseille où l’oncle d’A.M., Vincent Bono, possédait une maison de campagne ; il y logeait son éternelle fiancée, Mlle Marcelle, marchande de pantoufles, et la mère de celle-ci ; A.M., Zina, l’oncle leur rendaient visite le dimanche, contemplaient avec bonheur les arbres fruitiers producteurs de confiture, j’associe Marseille, Marcelle, Marguerite, marmelade.
Liliane a cherché le trait suprême qui caractérise Le Noyau, j’ai proposé « maîtrise », elle a dit : « Ce n’est pas exactement cela que je vois. » Nous étions deux aveugles tentant de saisir par le toucher une abstraction, elle a employé l’image que j’affectionne pour désigner une continuité souterraine alors que les accidents se succèdent, et prononcé : « musicalité, Bach », je lui ai répété le mot de Claude Burgelin : « Lucot : le temps dans la phrase. »
M’angoissait le devoir de lui cacher la maladie d’A.M.