L'heure limicole de Nathanaël par Sarah Kéryna
L’heure limicole est un livre dense, intense, à la fois limpide et énigmatique, dont la lecture ne laisse pas indemne. Quatre parties : Pages enlevées, Les chevaux qui nous sortent de la tête, Etre un jardin, et Mostly silent at the sea, le composent avec leurs temporalités et rythme propre, et cependant leur unité.
Dans Pages enlevées, notes antérieures au Carnet de somme (paru au Quartanier en 2012, qui lui-même faisait suite à Carnet de désaccords 2009 et Carnet de délibérations 2011 ), on lit, en écho à l’écriture du triptyque susnommé, des débuts de lettres adressées à un être absent : Je m’en veux de ne pas pouvoir t’écrire. Je veux que la lettre soit parfaite.
Ces fragments, où le « tu » et le « vous » alternent, tantôt brefs (parfois une phrase ou un mot) tantôt longs, sont ponctués par trois traits et s’agencent en séquences comme une partition. Les échos, les reprises, les trous, les ellipses, les blancs, les ruptures, creusent la langue, ciselée avec précision.
Dès le début Kafka, Stig Dagerman, Collobert, Pizanik sont convoqués.
La gravité est là, bien présente, pour dire la difficulté d’être au monde et le recours vital à l’écriture.
Dans cette partie, comme dans les suivantes, il est question de départs et de retours, de rêves, de cinéma, d’insomnies, de paysages, de citations, de titres, d’événements politiques, d’anémones, de couleurs, de Mozart, de Shindo Kaneto, d’une vie sur deux continents : L’aéroport fournit le seul avantage d’être un non-lieu. Et : Il y a tant de choses à vous raconter, mais ce n’est pas le moment, car il reste des jours encore à traverser. Et l’océan.
De cet entre-deux, entre Chicago où elle réside et l’Europe où elle se rend souvent, l’origine et l’exil, le français et l’anglais, entre le monde extérieur et le monde intérieur, l’auteur inscrit le mouvement même d’une existence : C’est une façon de vie, je suppose, mais épuisante de ne jamais pouvoir se poser véritablement, être et voir.
Et par là, d’une écriture.
La trame est sans chronologie définie. Le temps comme effacé. Les dates absentes.
En creux, on y saisit le passage des saisons, l’ambiance de la nuit, très prégnante : Tu dis, le nuit défait tout. Bientôt déjà le soir ou : Mars arrive si vite. Je pense que je ne le constate pas. 2011 peut-on y lire à la presque toute fin de Pages enlevées. Nov 2014, à la fin de Mostly silent at the sea, qui inscrit le livre dans une durée. Ce qui demeure est un succédané d’instantanés pris sur le vif, de temps d’arrêts où Nathanaël nous tend le miroir de nos solitudes, nous donne à voir ces angles saillants du présent qui dans ses infimes détails sonde profond dans la pensée.
La dernière partie, Mosty silent at the sea, reprend un motif déroulé tout le long du texte de l’intrication entre villes et nature, à travers lequel la présence des arbres, des oiseaux, des fleurs, des plantes, des feuilles, des parcs, est souvent superposée, comme un contrepoint qui tend à disparaître, à la description de l’urbanité : Dix-huit des vingt-deux espèces d’albatros sont menacées d’extinction.
Cette réflexion sur la rareté, l’équilibre du vivant dans ce monde, est un plaidoyer quasi objectiviste, pour ce qui est fragile, petit et oublié et pourtant ancestral.
Le livre finit par un appel. Celui de l’oiseau dénommé Moho braccatus.
Il y est dit que son appel ne reçut jamais de réponse car il était le dernier.
L’heure limicole peut aussi se lire comme un appel. Celui à poser un regard autre sur notre monde et à être attentif aux strates qui le composent.
Si, comme le dit Nathanaël chaque texte est une lettre, dont le destinataire varie, alors celle-ci a atteint la lectrice que je suis, qui découvre à chaque lecture une strate différente.
Car il faut se plonger plusieurs fois dans L’heure limicole, l’heure des oiseaux, pour en entendre ses multiples sens, en saisir toutes les variations, y déceler un éclairage nouveau, son écho inépuisable.
Merci à Frédérique Guétat-Liviani pour son travail d’éditeur courageux et innovant qui nous permet d’entendre des voix peu connues parfois, et de nous les faire partager.