L’Iris sauvage de Louise Glück par Camille Sova
Portrait de la jeune fleur en Dieu
D’abord parue dans le n° 149-150 de Po&sie, la traduction par Marie Olivier de L’Iris sauvage (The Wild Iris (1992)) de Louise Glück paraît, en même temps que La Nuit de foi et de vertu (Faithful and Virtuous Night (2014), traduit cette fois par Romain Benini), ce mois-ci dans la collection “Du Monde entier” de Gallimard.
Le recueil se présente comme un dialogue entre trois voix distinctes : les fleurs, Dieu et un moi poétique – figure féminine, dont le mari John et l’enfant Noah la dotent d’un reflet biblique. Chacune de ces voix – identifiable par le titre du poème en présence : le nom d’une fleur pour les premières, un moment de la journée ou de l’année pour le deuxième et le nom d’un office pour le troisième – tente d’entrer en relation avec les autres pour extraire et transmettre sa part de peine comme de mystère.
You who do not remember
passage from the other world
I tell you I could speak again : whatever
returns from oblivion returns
to find a voice
Toi qui ne te souviens pas
du passage depuis l’autre monde,
je te dis que je pus de nouveau parler : tout ce qui
revient de l’oubli revient
pour trouver une voix
L’iris sauvage du poème liminaire traduit la dialectique du dire à l’œuvre dans le recueil : ce n’est que, passée par la mort, que la voix peut enfin surgir. Entre la vie et la mort, Glück choisit l’autre voie : celle qui s’appuie sur la seconde pour investir la première d’un dire neuf qui sent la terre, aussi bien celle de la tombe que du jardin – voix de la troisième voie qui cultive son goût pour l’au revoir, seul à pouvoir dévoiler « la ligne continue / qui nous lie l’un à l’autre ».
Dans l’espace d’une demi-année – de la fin de l’hiver à celle de l’été – ces voix essayent (en vain ?) de s’harmoniser pour, ensemble, trouver la voie du salut. Tantôt recherche d’une rédemption, tantôt d’une nouvelle naissance, des fleurs à la femme, en passant même par Dieu, elles oscillent entre la recherche du pardon – rédemption par la plainte de leur imperfection – et la perpétuation du crime qu’est le doute et la remise en question de la Création. À cheval entre Dickinson et Supervielle – de la fleur et la foi de l’une au Dieu poétique de la Fable de l’autre – c’est un équilibre fragile toujours en train de se (dé)faire que donne à lire le recueil de Glück.
Les fleurs, plaintives d’abord – « Existe-t-il des âmes qui ont autant besoin / de la présence de la mort que moi, de protection ? » se demande, tristement, un trille – aux paroles proches des prières de la femme – « Voilà comme on vit quand on a le cœur froid. / Comme moi : dans l’ombre, grimpant dans la pierre froide, / sous les vieux érables » – revêtent progressivement un habit critique et moraliste.
Ce n’est pas tant Dieu, toujours absent et incapable d’asseoir son autorité du fait de son imperceptibilité - « Comprends / que c’est inutile pour nous, ce silence exhortant à la croyance / que tu dois être toute chose, la digitale comme l’aubépine, / que la rose vulnérable comme la résistante marguerite – il ne / nous reste plus qu’à penser / qu’il était impossible que tu existes. » - qui met l’humain face à sa futilité ; ce sont les fleurs – ici une scille – qui s’en chargent, avec suffisance et fierté : « Pour nous, vous êtes tous identiques, solitaires, paradant au-dessus de nous, projetant vos vies futiles : vous allez où on vous envoie, comme toute chose, où le vent vous sème ».
Relayées de temps en temps par le discours divin qui oppose la circularité de la plante – « Votre vie n’est pas circulaire comme la leur » – au demi-cercle de l’humain – « Votre vie est semblable au vol de l’oiseau / qui commence et s’achève dans la stase –/ qui commence et s’achève, et dont la forme fait écho / à l’arc se déployant du bouleau blanc / jusqu’au pommier », les plantes affichent leur distance vis-à-vis des passions humaines, sources d’égarement et d’ignorance : « nous ne pleurons pas comme toi tu pleures, cher / maître en souffrance (…) tu ne sais rien / rien de la nature de l’âme / qui est de ne jamais mourir ».
Alors, quand Dieu et les plantes se liguent dans un moralisme plaintif, désespérés face à tant de désespérance, que reste-t-il à l’humain ?
Ses doutes peut-être, mais aussi, son envie de renaître encore et encore, toujours brûlant d’angoisse et donc de désir ; sa recherche enfin, d’une vie qui, à défaut de disposer de la profondeur des racines, cherche la profondeur de l’élévation – élévation spirituelle plus que morale – dont le doute, plutôt que de ternir l’ancrage, rehausse la puissance.
La fin du recueil ne tombe pas dans la facilité d’une harmonie retrouvée ni du primat d’une voix sur l’autre. Si l’on avait cru, un temps, que Dieu saurait apporter à l’humain la réponse attendue – réponse en forme d’une présence tangible – le dernier poème laisse en suspens la question de la preuve. De la même façon, les fleurs retrouvent progressivement leur mélancolie initiale : la confiance les quitte car l’hiver approche et qu’il convient à chacune de mourir encore pour renaître un jour prochain – portrait suggéré des fleurs en phénix.
Dieu, un temps, investi d’une force nouvelle que lui confère la venue de l’hiver, règne de sa puissance silencieuse – « Je finirai bien par te conquérir ; le monde ne peut te prodiguer / cette vision persistante. // Tu dois apprendre à m’aimer. Les humains doivent apprendre à aimer / le silence et les ténèbres. » – retourne à sa lassitude quand survient le “Crépuscule de septembre”. Finirait-il, finalement, lui aussi, par douter de lui-même ?
Le recueil ne le dit pas. Pas plus que le reste. Porte ouverte sur le doute et le néant, il s’achève sur la « vision du plus profond des deuils » - autrement dit, sur l’espoir incertain que surgisse, au printemps, un nouveau seuil.