Nuit de foi et de vertu de Louise Glück par Camille Sova
Récits de deuil en rêve
D’abord publié en 2014 chez Farrar, Straus and Giroux, Nuit de foi et de vertu (Faithful and virtuous night) vient de paraître chez Gallimard avec une traduction de Romain Benini. Pendant nocturne à L’Iris sauvage édité également cette année par Gallimard, le dernier recueil de Louise Glück est placé sous le signe du déclin et du crépuscule.
À mi-chemin des “récits en rêve” de Michaux et de la confession plathienne, le recueil dialogue avec les morts – ici des parents fictifs – toujours avec la voix du rêve – parole de demi-veille où les ombres reprennent forme et où l’on peut être tantôt femme tantôt homme.
L’onirisme diffus et sombre – plus proche du cauchemar que du rêve – qui se déploie dans ces pages permet à l’auteure de greffer d’autres figures, de rêve elles aussi, à la thématique familiale initiale. Ces figures, ce sont le plus souvent les proses – présentes pour la première fois dans un recueil de la poète – qui les portent : variations sur le récit initial, elles s’incarnent dans des scènes fantomatiques et des esquisses de portraits.
Loin d’être schématique – d’un côté les proses oniriques, de l’autre les vers introspectifs – le recueil repose sur le franchissement – ou la disparition – des frontières, aussi bien celles du récit que du réel : à partir de la lecture d’un poème apparemment confessionnel, il est fréquent que l’on arrive aux portes du rêve.
Moyen d’aborder les morts autant que de fuir leur souvenance, le rêve est un état que seule la nuit offre ; nuit pleine de foi et vertueuse, mais aussi spacieuse, réconfortante et silencieuse, elle est cette plénitude dans laquelle l’âme, hantée par le déclin, trouve repos et répit.
Épuisé par son « face à face avec la vacuité », l’esprit, devant la mort, est dans cette situation troublante où il ignore s’il souhaite « retourner au commencement » ou « avancer vers la fin ». Devant lui, l’obscurité de la nuit pour seule réponse ; derrière : les formes, les ombres et les personnages qui vont et viennent. Balloté entre les effluves de la mémoire et les assauts de la poussière, il ne lui reste qu’à se laisser encercler par la nuit, porter sur cette rivière obscure où la passivité, enfin, éteint les souvenirs brillants « comme les feux de l’enfer ».
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“As we had all been flesh together,
now we were mist.
As we had been before objects with shadows,
now we were substance without form, live evaporated chemicals.”
« De même que nous avions tous été chair ensemble,
maintenant nous étions de la brume.
De même que nous avions été auparavant des choses ayant des ombres,
maintenant nous étions de la substance sans forme, comme des produits chimiques volatiles. »
La « substance sans forme » évoquée ici renvoie, directement ou pas, à la « silhouette sans forme » que l’on rencontre dans les Hommes creux de T.S. Elliott. La comparaison se poursuit d’ailleurs à bien d’autres niveaux : dans l’éloge de la nuit de Glück, qui préexistait chez Elliott dans celle de l’hiver et de « sa neige oublieuse » ; dans la recherche d’une Foi – fut-ce une foi d’ombre – qui prend l’image chez Glück d’une « porte à la poignée scintillante » ; dans l’aspiration à un Purgatoire, espace où s’absoudre des poussières de la « terre vaine » ; et, enfin, d’un point de vue structurel, dans un goût prononcé pour les constructions contrapuntiques faites d’échos et de variations.
Dans Nuit de foi et de vertu, c’est une question – ajoutée au fil familial et à l’atmosphère onirique qui lient l’ensemble du recueil – qui fait office d’écho ; les différentes voix du recueil s’interrogent : s’agit-il toujours d’avancer ou peut-on parfois s’arrêter ?
« Il m’était apparu que tous les êtres humains se divisaient entre ceux qui voulaient avancer
et ceux qui voulaient retourner en arrière.
Ou pourrait-on dire, ceux qui voudraient continuer à avancer
et ceux qui voudraient être arrêtés dans leur parcours
comme par l’épée flamboyante »
À l’image des poèmes dont la fin est toujours synonyme d’une nouvelle ouverture – « Nous avions échappé à la mort - / où était-ce là ce qu’on voyait depuis le précipice ? » – cette question n’est bien sûr pas tranchée : « de grandes choses, dit-elle, sont au-devant de vous, ou peut-être derrière vous ; il est difficile d’en être sûre ». Pourtant, un vers trahit peut-être la direction donnée à celle-ci : « Tout / doit traverser, rien ne peut s’arrêter ».
C’est cet arrêt impossible – kafkaïen dans le fond comme dans la forme – qui donne corps et sens à l’onirisme de Glück : il n’est que le rêve et la nuit pour accueillir ceux qui souhaiteraient “être arrêtés dans leur parcours” et échapper, enfin, à ces voix impérieuses, dont la plus inquiétante est, bien sûr, celle du temps qui passe et qui tapisse l’esprit, chaque jour, d’une fine couche de poussière.