William Marx, Des étoiles nouvelles par Camille Sova
Pour une astrocritique
Dans cette « divagation presque toute personnelle » - issue de ses récents cours au Collège de France – William Marx s’intéresse à la généalogie d’une image : celle des étoiles nouvelles. À partir des « Conquérants », sonnet issu des Trophées de José Maria de Heredia, premier à évoquer cette image promise à avenir certain – entre autres, Le Temps retrouvé proustien – il déroule le fil d’une histoire qui s’étend de Virgile à Tintin. Histoire, ou plutôt, probahistoire – pour reprendre le néologisme qu’il utilise à propos de la probabibliothèque – puisqu’il s’agit ici de tisser des liens incertains et multiples entre les différentes incarnations poétiques des étoiles nouvelles.
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
Jose Maria de Heredia, “Les conquérants”, Les trophées (1893), Paris, Gallimard, 1981.
La navigation constellaire à laquelle nous convie William Marx débute donc à partir du sonnet de Heredia : ses étoiles nouvelles sont aussi bien le signe du franchissement d’un nouvel hémisphère que la critique, discrète, du projet de conquête guerrier des Européens en route vers les Amériques. À partir de lui, les références et analyses s’enchaînent : de Heredia nous repartons vers Virgile qui déplore dans ses Géorgiques, la folie errante, presque impie, de ceux qui convoient l’autre soleil des autres parties. Et d’une île à une autre, nous voilà chez Tintin et chez Georges Lucas où la découverte d’une étoile nouvelle symbolise toujours le début d’une nouvelle aventure. À ces étoiles nouvelles et aventureuses, répondent les étoiles perdues et la perte de repères qu’elles impliquent pour un Marco Polo qui, vers Sumatra, perd son étoile Polaire ; et aux étoiles perdues, les étoiles retrouvées, comme celle qui naquit de la découverte, par Keats, d’une nouvelle traduction de L’Odyssée.
Étoiles nouvelles, perdues, retrouvées – critique de l’esprit conquérant, éloge autant que critique de l’aventure – selon que l’on soit Tintin ou Virgile – et enfin emblème du plaisir littéraire – élargissement du ciel de lecture – l’image de l’étoile nouvelle symbolise la mouvance de l’image poétique qui, à elle seule, donne vie au Rien à partir duquel s’invente le monde. C’est avec l’étoile de Mallarmé que William Marx semble renverser le rapport de l’étoile et de l’image : ce n’est pas l’étoile qui peut se targuer d’être neuve mais la poésie qui « vise à l’étoile » par ses images nouvelles.
Rien, cette écume, vierge vers
À ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l’envers.
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers ;
Une ivresse belle m’engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.
Stéphane Mallarmé, “Salut”, Poésies (1899), Paris, Gallimard, 1992.
À partir de cette généalogie, William Marx trace, en filigranes, le portrait, toujours en train de se faire, de l’image littéraire. Loin de n’être qu’une étoile figée – fixée à jamais dans le ciel d’une idée – l’image est ici envisagée dans toute sa vitalité : « une image n’est que le support d’un sens en perpétuelle mutation, moins contrainte et clôture que puissance de liberté ». Si changent les ciels au-delà des navires des grands voyageurs alors il est tout naturel que change le sens d’une image, tout aussi réversible que la vue d’une étoile. Car l’image poétique – comme l’étoile nouvelle – est cette force qui entraîne une « réversibilité des mondes ».
C’est dans cette réversibilité qu’apparaît l’enjeu de l’astrocritique à laquelle convie Des étoiles nouvelles : se représenter le ciel et le monde tel qu’on pourrait le voir depuis l’autre hémisphère et, partant, accepter la polysémie d’une image comme du ciel étoilé ; puis, de la réversibilité du ciel et du monde, considérer celle de l’être : « on est toujours l’autre de quelqu’un, et c’est pourquoi il n’y a ni privilège du même ni privilège de l’autre : il n’y a pas plus de honte à être soi qu’il n’y en a à être un étranger, car l’autre est aussi un soi de même que le soi peut être un autre. ».
Dans un monde où « le sentiment de la transcendance s’est effacé sous l’éclairage blafard des réverbères », sans pour autant prêcher les étoiles comme les dieux, il s’agit peut-être pour l’astrocritique d’en appeler à un nouveau regard capable de tracer des lignes nouvelles entre ce qu’on croit connaître – une image, une étoile – pour que d’elles il puisse naître de nouvelles constellations – ou probabibliothèques.