La peinture me regarde de Christian Prigent (1) par Éric Clémens

Les Parutions

06 oct.
2020

La peinture me regarde de Christian Prigent (1) par Éric Clémens

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La peinture me regarde de Christian Prigent (1)

L’écriture inouïe de l’invu

 

 

Christian Prigent écrit et son expérience le porte à penser – puissance singulière en contraste avec l’asthénie narcissique ambiante – celles des autres, plus proches ou plus lointaines. Cette réflexion soulève son écriture au-delà de toutes les entreprises littéraires, au-delà même de la poésie, vers la peinture. Car en elle, il retrouve le même mur auquel se heurte le désir de figurer ou de nommer : la représentation.

Il sait fort bien que l’art n’est plus sacré, ancestrale caution, que le jeu des lignes et des couleurs ne se réduit jamais à l’imagerie à laquelle il peut donner lieu, ce que la peinture moderne a révélé de façon patente (la classique au moins de façon latente), en même temps qu’elle a dénoncé le marché de l’art, ses musées et ses galeries. Et, du passé au plus contemporain, il poursuit son enquête critique sous le signe de ces exigences d’affrontement au réel « irreprésentable », sans pour autant renoncer à l’effet qu’il nomme encore du « beau » et encore moins à la « vérité », sans renoncer à écrire comment prend effet leur « puissance d’émotion sensorielle »  qui, à rebours de toute contemplation, surgit d’une dépense

Si son livre commence par les textes datés (autour des années 70) sur Support-Surface, c’est que les peintres de ce mouvement (André-Pierre Arnal, Daniel Dezeuze, Claude Viallat…) font date d’une translation de l’art. Ils regardent à la fois en arrière (achèvement de la peinture dans la décomposition de toute visibilité de la représentation par les éléments exhibés de sa production, châssis, toiles, traits et plis, couleurs surtout, avec renvoi à l’analité non refoulée du peintre) et en avant (impossible disparition de la tactilité de son espace et de son temps, du tracement en travail, du geste et du vide qui ouvrent, mais qui aussi découvrent à neuf couleurs et matières dans la jouissance pulsionnelle)… Cependant, ce qui s’y joue, malgré les tentatives de liaisons politiques et sociales, de sortie hors du champ assigné à l’art, n’échoue-t-il pas au bout du compte à sortir du cadre du marché ? A l’époque, en parallèle, le champ de la poésie se débat dans cette même tension entre clôture des normes littéraires et pénétration en l’excès de l’écriture…

Cette tension rebondit aussitôt dans ce qui suit et qui retourne le temps : Salut les Anciens ! Ce qui frappe vient du dessin (entrelacé à la langue en une genèse équivoque dans les enluminures du Livre de Kells datant de l’an 800) et des ressources de la figuration (dans le déchiffrement minutieux du Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées… de 1594). La vision tactile ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier, signant l’impossible disparition du corps de la fiévreuse main maniériste, à condition d’un regard en langue. Ce qui frappe vient du « regard louche » des anamorphoses hollandaises et allemandes du XVIIème siècle, un regard dont le tracement exacerbe les « lois de la perspective » pour en dévoiler l’écart du réel dans le semblant de (la) réalité. Sauf que ces distorsions ont un « au-delà », exemplairement dans la « construction par la couleur » d’un Cézanne, pictura ut poesis : là où le matériau (couleur, signifiant) fait le vide de tout contenu (fût-ce le sexe et la mort) et touche à un réel irreprésentable ou innommable, mais énigmatiquement plastique, rythmique, musical (p.190)…

… Corporel ! Mais de quoi s’agit-il ? De ce dont la laideur d’un Picasso ou les graffiti d’un Twombly portent la trace : « le corps avide d’adhésion au réel immonde » qui désenfouit le « fond sensuel » et témoigne d’un « désir de défigurer ». La densité et l’acuité du regard de Prigent sont rendues manifestes dans les exemples qu’il nous offre « de ce qui se saisit mal : l’étirement hystérique (maniériste) des figures humaines (Pontormo, Greco), leur torticolis expressionniste (Signorelli, Emil Nolde, Rainer Fetting), les bouts d’os en trop (Ingres, Degas), la pirouette pendouillée des corps (Baselitz), leur découpe retortillée (Bacon), leur arthrose comiquement dévissée (Picasso), leur rature en tignasse d’épis (Giacometti), leur bain dissolvant dans la joyeuse matière (Dubuffet), leur écrabouillement plâtré radical (Fautrier), leur mortification populo-mécanique (Lichtenstein, Warhol), la pulvérisation impressionniste des formes (ils voulaient qu’on voie, qu’on voie mieux – que même on ne fasse que voir, qu’on ne soit  « qu’un œil » : ils ont tout brouillé ; à la fin, voici le beau fouillis des Nymphéas ; mais derrière, vite fait les tâcherons tachistes et quasi plus rien à voir que la buée molle des paysagistes dits abstraits…). » (p.238-9). Suivent d’autres exemples, puis une analyse de Simon (« l’aveugle ») Hantaï qui n’épuise pas les percées du visible en peinture, mais en rend l’invu dans l’inouï. Car faut-il encore souligner que La peinture me regarde de Christian Prigent ne cesse de nous frapper, nous initier et nous enchanter grâce à l’écriture d’une pensée ? Toujours il s’agit de montrer l’excès (du réel, du fond pulsionnel, de la contre-nature…) dans la forme (la limite de la forme, cependant illimitée dans sa formation) d’un corps-monde (pictural et hors tout « tableau » ou « portrait »).

Suivent surtout la série des Salut, les Amis ! qui rassemble les proches non moins incisifs que les lointains. En tête, Philippe Boutibonnes, artiste effacé en tous les sens du mot, dont les tracements se coincent, s’éparpillent, s’espacent : se décolorent pour ne pas fixer lieu au temps. Car le temps renverse toute la téléologie de la puissance par l’acte, caduque leçon d’Aristote perpétuée dans l’onto-théo-logie occidentale, subvertie par Nietzsche. Ce qui devient grâce à l’énergie excessive du geste et de la couleur, c’est le temps, le jeu de la puissance ou les jeux ou des puissances : « l’action lente du style dans la syntaxe des formes » – le « devenir ’puissance’ de l’acte », au-delà de toute fin, en deçà de toute figure chromatique, hors tout espace esthétique !  Les différents regards de l’ami Prigent, négligeant résolument les a priori peu glorieux des noms qui ont la « cote », révèlent encore la même et autre puissance d’affronter le réel in-visible mais di-visible en peinture. La même, car toutes ces aventures supportent un même refus des impasses du figuratif et de l’abstraction, de l’expressionnisme et du minimalisme… Et l’autre : dans le ralenti et la dilatation du temps (Pierre Buraglio), la geste du retrait et de la concentration du geste (Daniel Busto), le vide et l’ajout creusés par la grille, sous la carte et dans la bulle (Jean-Marc Chevallier), le dédoublement en losange fleuri du pubis et la forme informe et presque incolore qui laisse entrevoir un trompe-l’œil (Joël Desbouiges), la vue espacée d’objets fuyants (Serge Lunal), l’énergie arquée des couleurs puis des corps fendus du désir (Mathias Pérez), le monde d’acier de la découpe et du pli (Pierre Tual), la tauromachie goudronnée de la peinture (Jean-Louis Vila)… – On a compris : ceci n’est que le sommaire du texte acharné de Prigent à ces peintres ou ces sculpteurs, hanté(s) par Cézanne, Matisse, Motherwell, De Kooning, Pollock…, exacerbé(s) par l’écart des figurations-colorations où s’évide le réel dans le symbolique.

Après différentes incursions dans la gravure, le théâtre ou la photographie  – dont il souligne les paradoxes : prise du temps mais spatial, double mais manqué du réel, illimité de l’espace mais limité –, Christian Prigent parachève son livre d’œuvres dans l’après-coup d’un entretien avec Bénédicte Gorillot. Comme dans l’ensemble du livre, ne manquent pas les descriptions et les formulations ajustées de la pratique picturale, souvent mise en parallèle avec l’écriture poétique. Mais je renverrais volontiers à la lecture des passages (pp.458-9 et 463) qui font écho à un autre (p.190) déjà signalé  pour entendre combien la matérialité poussée à l’excès touche au reste irréductible du réel par sa mise en jeu sonore ou pigmentée, rythmique ou dessinée, soufflée ou gestuelle… Prigent nomme ça le style dont il ressent l’effet de beauté.

Et de sens. Ce sens est le sens même du réel, de son dehors de toute représentation auxquels les jeux défigurés de la vision comme les jeux désignifiés de la langue donnent forme à la limite même de leur excès. « De la langue, celui qui écrit ne sort pas. De la « discursivité », si. C’est même de cette ruée vers la sortie qu’est faite la « poésie » (…). Nul peintre ne sort de la peinture. Beaucoup, cependant, multiplient les efforts pour le faire. » D’où une double question qui tourne autour des deux sens du mot « dehors »… La ruée de l’art comme de l’écriture vers le dehors du réel, temps du jeu de puissances, sans préfigurer la moindre forme et dans la limite d’une prise de forme, peut-elle encore se faire dans les lieux assignés à l’art (musée, galeries, murs de salons et de chambres privées…) ou à l’écriture (bibliothèques, livres et salons du livre, théâtres…) ? Et n’a-t-elle pas, désacralisée et porteuse de ce qui en garde l’énigme du réel, style exorbitant, à s’entremêler ou mieux à entre-former de son jeu le dehors du monde en devenir (corps sexués, d’animots, champs, forêts, routes, rues, bâtiments, chantiers, ponts, gares, vêtements, ustensiles même…) (performances, inscriptions, slogans de manifs, voix de rocks et de raps, télégraphies de facebook ou twitter, …) ?

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