Laurent Marissal, Brecht & Brecht par Vanessa Morisset
Se replonger dans le lecture de Brecht aujourd’hui, c’est un peu rendre visite à un vieil ami pour l’appeler au secours, tant la question de savoir comment continuer à faire de l’art se pose[1]. Vient de paraitre la traduction française d’un essai de Fredric Jameson mettant en lumière la manière dont la pensée de l’auteur allemand consiste, avant d’être un style ou une doctrine, en une méthode. Une drôle de méthode il est vrai, pas de celles scolaires et abstraites professées dans des cours d’introduction à philosophie, mais une méthode, comme Jameson l'explicite avec la plus fine intelligence, « rigoureusement non formaliste » qui unifie la pluralité des pratiques narratives brechtiennes[2].
Par une belle coïncidence qui fait penser que le besoin d’un retour à Brecht est partagé par plus d’un-e, vient de paraitre également le livre de Laurent Marissal, Brecht & Brecht, dont le titre même nous rappelle que Brecht est double, ou plus exactement que des Brecht, il y en a deux. Appelé à la rescousse, arrive Bertolt accompagné de George, artiste Fluxus : soit un deuxième vieil ami susceptible de nous sortir du marasme ambiant. Et de cette invitation à prendre ensemble ces deux Brecht, on peut dire qu’elle relève elle aussi d’une sacrée méthode. D’autant plus qu’a priori rien dans les faits ne permet de rapprocher les deux hommes qui ne se sont même pas connus. D’origines et de générations différentes, l’un vivant en Allemagne, puis en exil et en Allemagne de l’Est, l’autre aux États-Unis puis en France, appartenant chacun à des univers intellectuels différents, on les situerait même dans des sphères opposées. En particulier sur le sujet de la vie en Amérique, si on se réfère au chapitre que Mike Davis consacre au séjour californien de Bertolt dans The City of Quartz, on mesure combien celui-ci a détesté les États-Unis, au point d’à peine mettre les pieds en dehors de sa maison et de ne vouloir parler qu’aux autres exilés allemands[3]. Dans ces conditions, aurait-il accepté de rencontrer le chimiste de chez Johnson&Johnson qu’était George — pour gagner sa vie ?
Le rapprochement opéré par Marissal n’en est que plus puissant, joyeusement justifié par le principe des chaînes de relation (tout le monde est parait-il à six poignées de main de n’importe qui d’autre). L’auteur ne force pas les choses, d’ailleurs les biographies respectives des deux hommes sont présentées parallèlement, d’une manière qui rappelle le générique de l’historique série Amicalement vôtre… Marissal nous les fait tout simplement revisiter ensemble, dans la proximité plus ou moins grande de leurs déclarations, prises de positions, ou tout simplement de leurs pensées présentées sous forme de citations sur des sujets qui les ont tous deux beaucoup préoccupés. Organisés en chapitres, ceux-ci sont à découvrir au fil de la lecture car annoncés sous des titres intrigants ( « La montre et l’œuf » ! pour l’effet de distanciation), parfois très poétiques (« La bombe et le papillon » ! pour la guerre). Là réside l’affinité entre les deux Brecht, à la jonction de la poésie et des sujets graves. Enfin, dire que « l’auteur » nous les fait revisiter n’est pas tout à fait exact, car Marissal se dédouble lui aussi, comme il le fait dans la vie, en tant qu’il est lui-même ainsi que le personnage de Painterman, l’un occupant dans les pages, par des peintures au bleu qui réinterprètent des sources iconographiques, l’espace que lui laisse l’autre avec les textes[4].
Cela donne un livre foisonnant qui n’en est pas moins rigoureux, fruit d’une dizaine d’années de recherche, au sens fort, car c’est bien de cela qu’il s’agit, mais d’une recherche se situant toutefois à un autre endroit que la recherche universitaire, dans une perspective que l’on peut qualifier de « lecture-artiste », pour reprendre le terme inventé par le collectif de ce nom[5]. Dans le cas de Brecht&Brecht, on peut même parler d’une heuristique artiste. Ainsi par exemple de l’exploration de la notion de travail, où Bertolt, George, Marissal et Painterman se retrouvent sur le même terrain, avec les mêmes questions autour du labeur, de la vie et de l’art. « Vous avez maigri […]. Vous travaillez tant que ça ? » demande un personnage de Bertolt à un autre. Celui-ci lui répond que non, parce que de toute façon son travail ne lui permettait pas de se nourrir : « Je joue de la musique […]. Et la musique, ça ne fait pas transpirer »[6]. CQFD.
Pourtant, le rapprochement des deux Brecht fait aussi ressortir des différences profondes, pas tant dans les analyses ni les points de vue, que dans les philosophies qui les sous-tendent. En effet, si George reste léger et semble finalement croire à l’art, comme le laisse imaginer son activité de « création » ou de « fête permanente » avec Filliou à la Cédille qui sourit de Villefranche-sur-mer[7], Bertolt est beaucoup plus pessimiste. Certes, chacun des deux aurait pu affirmer cette phrase de George : « Le théâtre est partout à tout moment — l’art sert simplement à se persuader que c’est réellement le cas »[8], mais seul Bertolt peut raconter une histoire aussi triste que celle-ci :
« Une certaine comédie en lui signifie qu’il peut même être vénéré. Il a une peau épaisse sur laquelle se casse les couteaux ; mais son cœur est tendre. Il peut être triste et en colère. Il aime danser. Il meurt dans le fourré de la forêt. L’éléphant aime les enfants et les autres animaux. Il est gris et n’affecte que par sa masse. Ce n’est pas comestible. Il aime boire et devient gai. Il travaille pour l’art : il fournit de l’ivoire. »[9]
[1] Les déclarations d’artistes se multiplient qui cherchent des manières d’échapper à la tournure que prend l’économie de l’art et à leur instrumentalisation au sein de celle-ci. En terme d’aporie, on peut aussi réfléchir à partir de l’ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie, L’Art impossible, Paris, P.U.F., 2020.
[2] Fredric Jameson, Brecht et la méthode, traduit par Florent Lahache, Lyon, Trente-trois morceaux, 2020. En guise d’introduction à cette lecture →l’entretien de Florent Lahache avec la rédaction de contretemps: https://www.contretemps.eu/jameson-methode-brecht-marxisme-art-theatre-culture-entretien-lahache/
[3] « [… ] de tous les exilés antifascistes, aucun ne semblait plus spirituellement affligé par Los Angeles que le dramaturge marxiste berlinois », Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte poche, 2000, p. 51.
[4] Le motif du dédoublement est présent dans le travail de Laurent Marissal. Comme il le précise lui-même dans un échange avec l’autrice : « Painterman est l’agent de l’action, Laurent Marissal celui qui dépeint l’action. Painterman n’existe qu’à être raconté par Laurent Marissal. Mais Laurent Marissal n’est peintre qu’à montrer les actions de Painterman ».
→https://www.laurentmarissal.net
[5] Voir par exemple cette conférence qui présente « la troupe »:
https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/media/X9pgPsF
[6] p. 174.
[7] Évoquée, entre autres, p. 189, par Painterman.
[8] p. 31.
[9] p. 174.