Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert par Vanessa Morisset

Les Parutions

10 sept.
2020

Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert par Vanessa Morisset

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Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert

     Que peut la littérature contre l’économie ? Beaucoup bien sûr diront : rien. L’ouvrage de Sandra Lucbert dit : au contraire, la littérature a le pouvoir de s’y attaquer, et dit même exactement où la bataille peut être menée, en révélant à quel point l’économie impose sa réalité par le biais d’un langage inventé. Si accepter le mot c’est accepter la chose, reprendre à son compte sans y penser (surtout sans y penser) ce langage, revient à abandonner la partie. En revanche, s’efforcer d’entendre dans les mots et les expressions les stratégies qui ont motivé leur invention, en déjouant le piège de leur connotations parfois aguicheuses (ah, nos transports désormais « Inouï ») pour les traduire et révéler à tous la réalité qu’ils recouvrent, voilà ce qu’on peut accomplir quand on fréquente la littérature, et c’est loin de n’être rien. Voilà même ce que l’on se sent ou devrait se sentir obligés d’accomplir, car cette capacité et la conscience de devoir la mettre en œuvre, « c’est ce que fait la littérature aux gens qui la pratiquent » (p. 19), résume si bien Sandra Lucbert.

 

      Dans un texte qui analyse les termes entendus lors du procès France-Télécom-Orange en 2019[1], ceux des dirigeants, de leurs plans TOP, de leurs plans NExT, eux qui maîtrisent la situation par cette langue née de coûteux brainstormings en cabinet de conseils, face aux mots des employés, mots courants, mots de tous les jours, perdus en terre étrangère, grâce à des mises en garde qu’elle perçoit chez des écrivains (en remontant jusqu’à Rabelais), l’auteure convainc en effet absolument de la puissance de la littérature qu’elle replace au premier plan de l’actualité tant sociale qu’intellectuelle.

 

      En ouverture du livre, une citation habillement amenée (sans guillemets) donne le ton, une référence, un précédent historique, il s’agit du témoignage d’un écrivain, Joseph Kessel, assistant au procès de Nuremberg. Cela commence donc avec un autre écrivain, dans un autre procès, mais aussi par conséquent une réflexion sur la possibilité d’un parallèle à établir, ou pas, entre les dirigeants de France Télécom et les chefs nazis. Il peut surprendre, sembler excessif, et pourtant, on peut songer ici à a filiation historique entre certains aspects du management contemporain et les méthodes nazies, qui prônaient la « performance » et le mépris des « losers », telle qu’elle a été montrée par Johann Chapoutot dans son essai Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui[2].  Si Sandra Lucbert insiste  quant à elle sur la différence entre les deux procès, celui de Nuremberg étant pensé et organisé après le nazisme et dans une extériorité par rapport à lui alors que dans le procès France-Télécom les juges acceptent et parlent la langue des accusés, par son introduction, elle pose son sujet tout démontrant que sa démarche prend part, avec sa méthode à elle (la littérature comme lieu d’extériorité par rapport au langage néo-libéral), aux questions traitées en ce moment même par les sciences humaines.

 

      La grande qualité du livre provient précisément de la manière dont l’écrivaine tient ensemble et tout le long avec intensité, une réflexion personnelle qui rejoint la recherche théorique contemporaine, une précision factuelle irréprochable, une sensibilité et un style d’écriture remarquable. À ce propos, une métaphore parcourt son texte, celle de la liquéfaction qui exprime la circulation voulue rapide et sans obstacle des ordres et de l’argent (« It flows », p. 56). Un chapitre en donne l’origine à travers une sorte de fable, morceau d’écriture jouissif, qui remonte dans le temps, à l’époque où « l’argent était cristal » (p. 103) pour expliquer l’invention des actions et de leur mise en bourse. Pédagogique pour qui n’a jamais rien compris à la finance, désespérément drôle comme un épisode d’Ubu roi, et surtout incroyablement écrit comme une parodie rabelaisienne transportée au 19 ème siècle, ce passage est un texte dans le texte, une fiction plongeant dans le passé pour mieux revenir au temps présent.

      Autre détour, la réinterprétation de la figure de Bartleby qui là encore est au diapason avec l’actualité intellectuelle, puisque sur ce point Sandra Lucbert rejoint la lecture des re-traducteurs de la nouvelle de Melville parue cette année aux éditions Libertalia[3], lecture selon laquelle l’écrivain américain décrit très concrètement le capitalisme naissant. À l’opposé de la figure utopique de la résistance passive telle qu’on la lit souvent, Sandra Lucbert voit dans Bartleby l’ancêtre des salariés de France-Télécom qu’on installe dans un placard et qu’on finit par abandonner.

      Mais justement, le plus important dans ce livre est l’attention portée à ces personnes, à leur désarroi et au décalage entre leur langage, exprimant lors du procès, leur ressenti, leur vécu, et celui de l’entreprise qui disqualifie d’emblée leur témoignage comme une sensiblerie archaïque. Un chapitre est par exemple consacré à Madame G, infirme car rescapée d’un suicide sous les rails du RER, qui « parle parle parle tout ce qu’elle peut sous les regards révulsés des trois rangs de la défense » et « tente de dresser un réel contre celui — financier — qui reste illisible pour tous ceux qui le subissent ». « Pieds chaussés trois fois le montant de la pension d’invalidité de madame G », comme l’a observé l’auteure, les dirigeants de France-Télécom n’ont que faire de « cette infirme qu’on leur colle sous les yeux » (p. 46).  En posant leurs nouvelles normes lexicales et économiques, ils cherchent à rendre ses paroles et celles des autres salariés inaudibles. Mais dans le livre, où le langage de l’entreprise ne vaut plus rien car on saisit l’ampleur de la folie qui le motive (« on va faire quelque chose de formidable et ce sera la fin des gens », p. 154), le rapport de force est renversé. Ceux qui ne maitrisent pas le langage de l’entreprise peuvent de nouveau être entendus.


[1] Les séances du procès ont aussi été couvertes par des écrivain.e.s, intellectuel.le.s, artistes, scientifiques… Sandra Lucbert elle-même mais aussi Nathalie Quintane, Leslie Kaplan, Stéphane Bérard… à l’initiative de l’Union syndicale Solidaires et a fait l’objet d’une publication collective (avec une introduction d’Eric Beynel, porte-parole de Solidaires), intitulée La Raison des plus forts, Editions de l’Atelier, 2020

[2] Paris, Gallimard, 2020, coll. NRF Essais

[3] Bartleby le scribe, nouvelle traduction de Noëlle de Chambrun & Tancrède Ramonet, Montreuil, Editions Libertalia, 2020

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