Les journées en Arlequin de Jean Daive par Gilles Jallet
Le dernier livre publié de Jean Daive Les journées en Arlequin ne se résume pas à un livre « en plus », ni même à un livre « de plus » dans une œuvre déjà si multiple et si étendue (livres de poésie, romans, récits, traductions, entretiens, entre autres) qu’un livre n’y ajouterait pas. En revanche, il est « Plus un », du moins est-ce ainsi qu’il m’est apparu, dès l’instant où je retirais de ma bibliothèque comme une évidence Le Livre des amis de Hugo von Hofmannsthal : « Dans l’état actuel de la littérature, écrit ce dernier, on obtient davantage par la conversation que par la publication. » Livre des amis, des rencontres, des conversations, Les journées en Arlequin réunit une douzaine de textes dont la teneur est celle de journées dispersées aux quatre vents, et qui s’étirent dès l’âge de quatorze ans, à partir de 1955, en entendant « les mots dans la voix de Pierre Reverdy », jusqu’au mois de mai 2016, où Jean Daive se rend à Genève pour réaliser un entretien avec Jean Starobinski. C’est d’ailleurs par cet entretien, précédé d’un « Avertissement », que s’ouvre le livre avec une principale « préoccupation », née quelque vingt ans auparavant, à propos de Michel Butor, qui veut que chaque journée existe pour aboutir à un livre ou, pour reprendre la formulation d’André du Bouchet (que cite Daive) : « Un jour plus un jour, un jour augmenté d’un jour ». Parade à la mélancolie et à la dépression, le découpage de la journée tiendrait le rôle d’une recharge d’identité et d’énergie, comme la répétition du livre pour Butor ou, en élargissant (sic), les promenades de Goethe pour l’étude des plantes et de Rousseau pour la construction d’un herbier. Le deuxième texte évoque le souvenir d’une lecture d’État par Anne-Marie Albiach à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, en juillet 1981, d’autant plus émouvant (dans le quant à moi) que je m’y trouvais et que je venais d’acheter son livre dans l’après-midi. La voix d’Anne-Marie Albiach que décrit admirablement Jean Daive aura alors précédé immédiatement ma lecture du livre, la voix devenant la page où « les mots sont des aigus avec le timbre déchiré dans l’oreille. » (Daive). Suit une évocation de la première rencontre en 1965 avec Paul Celan, d’abord en présence d’André du Bouchet, puis seul à seul : « Très vite, presque selon une urgence - Paul Celan me propose de le traduire. » D’emblée, c’est donc l’urgence de Paul Celan que Daive décèle chez son interlocuteur, puis la négation avec la découverte de l’abstraction, d’abord dans les gravures de Gisèle Celan-Lestrange, et ensuite de Nicolas de Staël : « autre frère de cœur, autre frère de pensée, après Ossip Mandelstam, après Franz Kafka ». De l’abstraction comme contre-langue dans la langue allemande.
Le trait commun entre Les journées en Arlequin de Daive et Le Livre des amis de Hofmannsthal - bien qu’on ne trouve dans celui-là ni aphorismes, ni sentences, il n’est pourtant pas exempt de réflexions et de citations - c’est de représenter une certaine modernité, à presque deux siècles d’intervalle, à l’intérieur d’un tableau classique. Par exemple, dans l’art du portrait : ceux de Michel Couturier en dialogue avec Francis Bacon, puis de Jean-Pierre Bertrand en dialogue avec Mondrian. On est dans la confrontation des esprits, mais aussi dans l’art de la conversation et de la déréliction avec Charles Racine, dans le texte « Charles a frappé à ta porte » : les deux amis se dirigent vers la Seine, au niveau du Palais Royal et du Jardin des Tuileries ; à la vue du sable, Charles Racine est saisi par la peur du vide. Ils marchent sur un chemin bitumé très étroit, où il ne peuvent se tenir de front : « Ici, sur ce chemin bitumé, écrit Jean Daive, l’écriture est vertige, la parole est vertige, le corps est vertige, l’amitié même est vertige. Vertige permanent. Pour Charles Racine, le vertige est de meilleur conseil que le sable mouillé. » La mémoire encyclopédique de Jean Daive ne se limite pas au récit, mais elle l’entoure et le circonscrit de références vertigineuses, concentriques, comme des cercles qui vont en s’élargissant, ou bien des ondes radiophoniques. Références à des films souvent, mais aussi à la peinture : Georges Seurat - Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884-1886), dont il écrit que c’est peut-être une calligraphie ou une écriture : « le premier dimanche du premier homme ? »
Pour en arriver au neuvième texte qui, à mon point de vue, représente le point d’orgue des Journées en Arlequin : « Il faut laver le cœur de Rimbaud / Joerg Ortner ». Joerg Ortner est « le peintre autrichien à qui Paul Celan a offert un exemplaire de Décimale blanche. » Il faut rappeler que Décimale blanche fut le premier livre de poésie de Jean Daive publié par le Mercure de France en 1967, puis traduit en allemand par Paul Celan (sauf un mot, laissé non traduit, et qui aura servi de Schibboleth de la rencontre entre Daive et Ortner). L’amitié « géniale » entre les deux hommes s’est poursuivie quarante et un ans, jusqu’à la mort de Joerg Ortner le 29 janvier 2011. Arrive l’aventure de la fresque : l’action se passe en Toscane, à Lucca, dans la villa Maria Teresa, où Joerg Ortner prépare, désigne ou dessine (« destine » écrit Jean Daive) une fresque à la chaux. « En vrai la fresque n’existe pas. » Elle n’existe que pour être racontée et vécue comme une aventure ou un rêve « avec l’expérience du mur, du sable, de la chaux, de l’humidité, des couleurs », un rêve d’une complexité effroyable, qui aura duré dix ans sans trouver son achèvement. « Il reste un carton, écrit Jean Daive. Merveilleux. » Après l’échec de la fresque, une autre vie commence, en Bretagne, dans le Morbihan, dont le tourment est apaisé : « Au noir succède le négatif en couleur, la nuit en couleur avec ses rougeoiments... » (Daive) Il y a sans doute chez Joerg Ortner quelque chose de Frenhofer, le peintre du « Chef-d’œuvre inconnu » dans la Comédie Humaine de Balzac. Frenhofer, c’est à la fois la chevelure de Décimale blanche, Cézanne face à la montagne Sainte-Victoire, la nappe blanche du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet ; mais, Joerg Ortner, c’est tout autant la sortie de Frenhofer et d’un malheur sans nom, dans « une Cène moderne, vécue et déportée dans une attention (une prière) silencieuse. » Il y fallait les mots d’un écrivain et d’un poète comme Daive pour parvenir à traduire (sous la transparence de la glace) la profondeur, la complexité, et l’intension (Hopkins), d’un peintre en tout point, y compris dans l’amitié, « génial ».