Prose Lancelot de Guillaume Artous-Bouvet par Gilles Jallet
« La littérature moderne, écrivait Mathieu Bénézet dans Le Roman de la langue (1977), nous confronte au nom du livre, ou plus exactement au nom-roman. » Le livre que nous donne à lire Guillaume Artous-Bouvet n’est certes pas un roman, au sens historique du terme, mais son titre est le roman d’un nom : « Lancelot ». De fait, Prose Lancelot porte le nom d’un roman : Lancelot-Graal, appelé aussi Lancelot en prose ou Vulgate, composé entre 1215 et 1235, où se trouve rassemblée la matière de Bretagne, à savoir l’ensemble des textes écrits par les continuateurs (pour la plupart anonymes) de Chrétien de Troyes et de Robert de Boron. Non seulement Prose Lancelot est le roman d’un nom, mais c’est aussi le roman d’un mot : le mot « prose ». Il suffirait de rappeler que le personnage de Lancelot, créé par Chrétien de Troyes, apparaît pour la première fois dans Le Chevalier de la Charrette (1176-1180), un court roman épisodique écrit en vers octosyllabiques, dont on ne lit plus désormais que la traduction en français moderne et en prose. Mais, à peine le livre ouvert, le lecteur se confronte, en effet, à une suite de 43 poèmes en prose qui le plongent dans l’obscurité dont Prose Lancelot est proprement le nom. Obscurité dont Mallarmé aussi serait le nom caché cette fois, et la lumière, le temps de s’habituer à la lecture obscure. Car, sous une apparence de prose, le vers français de douze syllabes devient parfaitement reconnaissable, martèle et rythme chaque phrase, sans qu’il y ait nécessairement coïncidence entre les deux. Ils se débordent, se dépassent, se heurtent, s’ajustent, avec des vers de six ou huit syllabes, rarement impairs, qui se raccordent parfois eux-mêmes au deuxième hémistiche du vers antérieur pour former un nouvel alexandrin enchâssé dans le précédent. La poétique de Guillaume Artous-Bouvet réussit à annuler l’opposition vers/prose et à sortir la poésie d’un débat déjà largement faussé par d’autres formes de vers dits irréguliers. C’est aussi bien de la prose qui se lit en vers que des vers qu’on lirait en prose. Si le travail poétique est considérable (il mériterait une vaste étude approfondie poème par poème), le travail lexicographique réalisé par Guillaume Artous-Bouvet n’en est pas moins remarquable. D’abord par le choix de realia spécifiques issus du roman arthurien et de la culture source : « table », « chevalerie », « tournoi », « siège », « neige », « val », qui donnent souvent le titre du poème à partir d’un mot unique, voire d’un nom propre : « Bohort », « Galaad », « Perceval ». « Un est dit : Lancelot. » L’emploi de realia réclame au lecteur un effort de mémoire, une reconstitution mentale du matériau-source, qui éclaire le poème s’il les connaît ou, à l’inverse, élève une barrière infranchissable. Cette recherche lexicographique se complexifie encore par l’utilisation de mots anciens, ou bien de mots nouveaux formés à partir de mots anciens, pour n’en citer ici que quelques-uns : « membrance », « s’adombrer », « débrume », « emparable », « échiquière », et bien d’autres pour lesquels un dictionnaire ancien ne suffit pas, sans exclure un dictionnaire moderne pour les mots inconnus ou dont l’obscurité nous force, comme lecteur-traducteur, à vérifier le sens. Si les poèmes de Guillaume Artous-Bouvet finissent par s’éclairer, chacun dans une lumière différente comme à chaque heure du jour, c’est à la faveur d’un cheminement ou d’une « aventure » qui se transforme en « joie » : « Mais la lumière admet que soit plus que lumière, panopside. » Ainsi « panopside » est un terme de botanique qui désigne les plantes appartenant à la famille des protéacées, nom commun formé à partir de Protée, dieu marin pouvant se métamorphoser à volonté. Lumière plus que lumière, panopside donc, c’est-à-dire lumière « pouvant se métamorphoser à volonté », c’est quand même très beau et méritait qu’on fasse une recherche sémantique. De l’obscur poème, non illisible, jusqu’à « la lumière admet que soit plus que lumière, panopside », il resterait à franchir un degré supplémentaire, qui serait alors le sens philosophique du poème. Prose Lancelot, écrit en 2015, est suivi, dans l’ordre chronologique, de deux autres livres-poèmes, Monologues de la forme, en 2016, et Chant de Personne, en 2017. Monologues de la forme compte trente poèmes encadrés par deux poèmes intitulés respectivement « Ouvrant » et « Fermant », les deux suivis par un poème sans titre, tandis que les vingt-six autres poèmes portent le nom de récits mythologiques empruntés aux Métamorphoses d’Ovide : « Daphné », « Callisto », « Écho », « Narcisse », Arachné », etc… comme des points d’ancrage de la mémoire (des monumenta). De même que la matière de Bretagne et le cycle du roman arthurien constituent l’arrière-fonds archéologique de Prose Lancelot, les récits mythologiques réécrits par Ovide en vue de la formation d’un catalogue des « métamorphoses » devient l’archive en arrière-plan des Monologues de la forme. Signalons au passage que le mot « métamorphose » en latin était lui-même inédit et qu’il fut créé, à partir de la langue grecque, par Ovide en personne, pour en faire un genre ou une catégorie littéraire. Le « roman du mot » continue, et c’est justement là ce qui rend, à tout point de vue, passionnant le livre de Guillaume Artous-Bertrand. Toutefois, il ne s’agit plus pour le poète actuel de « réenchanter » le monde culturel gréco-latin où tout était possible et se métamorphosait (dieux, animaux, et même plantes) dans une vision anthropocentrique de l’univers. Au contraire, à l’ère d’une catastrophe écologique planétaire où la nature est en voie de disparaître, ce que le poème moderne doit endurer, c’est « l’exception », et autant dire la responsabilité de l’être humain dans le désastre en cours. Il se doit d’appliquer à la lettre une « règle d’extériorité » vis-à-vis du roman originaire : désormais l’inventio (l’invention) joue contre la mimesis (l’imitation), au sens où il est devenu impossible de représenter l’unité de l’homme et de la nature dans une vision poétique du monde*.
* Cf. Guillaume Artous-Bouvet, Inventio : Poésie et autorité, Paris, Hermann, 2019.