Traité des sirènes, Philippe Beck (2) par Gilles Jallet
L’épisode du « Chant des Sirènes », narré par Ulysse au banquet du roi Alcinoos, dans le chant XII de l’Odyssée, est sans doute le mythe le plus connu au monde. Depuis l’Antiquité, il traverse toutes les époques et, par acculturation, tous les peuples, donnant lieu à des interprétations, voire des transformations de contenu et de forme, presque infinies. Dans une note en bas de page très éclairante, Philippe Beck renvoie à l’ouvrage de Jacqueline Leclercq-Marx, La Sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité et du Moyen Âge : « Je puise à ce riche ouvrage une part des références du Traité des Sirènes qui, par ailleurs, est un appendice à La Berceuse et le Clairon / de la foule qui écrit. Après La Berceuse et le Clairon, le Traité forme une trilogie avec Musiques du nom. » Le mythe des Sirènes s’est perpétué jusqu’à la modernité la plus récente : Kafka (« Le Silence des Sirènes »), Joyce (« Sirens » in Ulysse), et Blanchot (« Le chant des Sirènes » in Le livre à venir), pour ne citer que trois textes archiconnus auxquels se réfère Philippe Beck. Au plus simple, le mythe des Sirènes serait la première histoire qui nous berça dès l’enfance : la berceuse donc, puis le coup de clairon qui nous alerta et nous réveilla de l’enfance, pour en sortir. En réalité, l’histoire n’est pas aussi simple qu’elle se déroule à l’oreille de l’enfant, mais comme l’écrit Philippe Beck : à travers le chant des Sirènes, « c’est le collectif qui a besoin d’être entendu, le chœur élégiaque… » Les Sirènes (elles sont peut-être deux ou trois) n’en font qu’une : la Sirène est « ce peuple tressé », celui des rameurs dominés par le dirigeant Ulysse attaché au mât du retour, et qui s’octroie seul, en s’exposant, la liberté d’entendre la musique déchirante, le chant lointain à terrible voix humaine, où résonne le Savoir absolu. Il ne m’appartient pas ici de commenter les 48 « poèmes philosophiques » qui composent ce merveilleux Traité des Sirènes, tout au plus puissé-je en planter le décor. D’ailleurs, Philippe Beck ne les appelle pas « poèmes philosophiques », mais « Dignité », d’un mot qui précède chaque poème numéroté, comme si, au final, inventant une nouvelle forme littéraire, il avait écrit des « Dignités ». Jusqu’ici, personne encore n’avait écrit un Traité des Sirènes, mais n’oublions pas que Philippe Beck est imprégné de philosophie allemande, et que son livre fait signe vers un autre traité, celui de Friedrich Schiller, au sujet De la grâce et de la dignité (Über Anmut und Würde, 1793). Le mythe des Sirènes tel qu’il fut transmis par Homère, puis repris et transformé, interprété, exporté, recréé, multiplié, à travers des siècles d’iconographie, de poésie, de philosophie et d’exégèse, a fini par instaurer un nouveau chant des Sirènes, voire un chant du « chant des Sirènes ». Tel nous apparaît le livre de Philippe Beck. Je partage l’enthousiasme de Jean Bollack, lorsqu’il déclarait, dans les derniers mois de sa vie que, plus jeune, il aurait aimé se lancer dans l’étude de la poésie de Philippe Beck avec autant d’énergie que pour Paul Celan. En tout cas, c’est ainsi, avec la même énergie, qu’il faut lire les 48 poèmes ou « Dignités » de Philippe Beck ; pour autant, on peut lire le Traité des Sirènes, même si l’on n’a pas lu (ou pas encore lu) La Berceuse et le Clairon / de la foule qui écrit. Il arrive que l’appendice soit la partie plus belle ajoutée à la plus grande, et à ce titre la beauté sensible et lumineuse du Traité des Sirènes est la meilleure porte d’entrée pour lire La Berceuse et le Clairon.
Il serait dommage de laisser dans l’ombre la seconde partie du livre intitulée Musiques du nom, dont Philippe Beck indique, avec La Berceuse et le Clairon et Traité des Sirènes, qu’elle forme une trilogie. Musiques du nom est composé de 48 variations, qui tout de suite m’ont fait penser aux Vingt-quatre préludes et fugues pour piano composés par Dmitri Chostakovitch en 1950-1951, en hommage à Bach. Les « 48 Variations » suivent les « 48 Dignités » comme si les deux parties du livre se regardaient dans un miroir, à la fois semblables et dissemblables. Musiques du nom est précédé d’un exergue de John Keats tiré d’Endymion, que Philippe Beck quant à lui ne traduit pas : « La musique même du nom a pénétré / Dans mon être… » Chaque variation laisse à entendre la musique du nom : là où commence le nom, il y a le Quelqu’un, la silhouette, un détail singulier, une intensité lumineuse dans l’espace. « Le nom, écrit Philippe Beck, est la chance intense de voir apparaître. » Puis, quelques lignes plus loin : « La possibilité de nommer désigne la rencontre. » Et, la dernière phrase, dans un ultime retournement : « La venue en présence de l’être nommé est l’apparition singulière de la chance. » (Variation VII. « La chance »). Si le nom est un « doigt d’or enluminé », il importe surtout de ne pas se laisser prendre à son scintillement. Il en va de la musique des noms propres comme du chant des Sirènes, elle nous montre l’apparaître des choses, le clairon du soleil, mais au même instant elle peut servir à nous endormir dans la berceuse de l’histoire : « L’aura est faite de poussière, et la lampe laisse croire qu’elle contient un génie, un créateur d’événements. Or, les événements, les faits intenses (les interventions créatrices) viennent du dehors qui nomme. » (Variation XI. « L’étoile du nom »). Les « 48 Dignités » du Traité des Sirènes et les « 48 Variations » de Musiques du nom constituent autant de courts poèmes en prose, lesquels dépassent rarement une page. Il faut savoir les lire comme des instants musicaux distincts : chacun a sa propre lumière, sa propre signification, sa propre tonalité, à l’instar des Préludes et fugues de Chostakovitch. Il faudrait surtout résister à la tentation de vouloir les résumer dans une pensée générale, de même qu’il n’y a pas une théorie globale du Traité des Sirènes suivi de Musiques du nom, mais seulement « la grâce qui (…) résonne dans le cordage du désir musicien. » (Variation XLVIII. « La grâce et le cordage »).