Maintenant ou jamais de Henri Droguet par Alexander Dickow
Henri Droguet offre au monde un nouveau livre, “et c’est follement grosse musique” à découvrir, à redécouvrir, à faire découvrir (12). Droguet quitte Gallimard pour la collection L’Extrême Contemporain dirigée par Michel Deguy, qui a su reconnaître une œuvre vitale. Maintenant ou jamais est le onzième recueil de Droguet, outre divers livres d’artiste.
Lire un poème d’Henri Droguet, c’est se réjouir dans un immense grain qui miraculeusement s’évanouit aussitôt venu, ne laissant dans l’air qu’un peu d’écume. On vit une foule de surgissements et de commotions dont la source paraît se réduire – ou plutôt s’amplifie jusqu’à – l’étonnement simple devant le fait que quelque chose soit, plutôt que rien. Et cet étonnement-là n’est rien, discursivement parlant : il est par définition bouche bée. C’est pourquoi tant de poèmes d’Henri Droguet s’amenuisent vers la fin, s’en allant vers de brèves clausules incisives ; le constat de l’être-là conduit forcément vers le coi ou le cri. Aussi ces clausules disent-elles tantôt le rien auquel toute cette fureur aboutit -- “il dit / qu’il n’a rien dit”; “il passe / et se tait / (bon qu’à ça)” (53, 49) – soit la merveille énigmatique de la présence au monde: “il est au monde / et le monde à qui?”, “tout ça là —c’est balèze— et puis / s’effaçant / parlant / s’attendre à tout” (71, 88).
Ce sentiment de merveille explique aussi le recours si fréquent au mot ça. Le mot, à l’instar du poème de Corbière, relève de la logique du sublime ; il désigne ce qui ne peut recevoir d’autre nom qu’une indétermination. Chez Droguet, ça est le sujet par excellence de l’activité incessante du monde ; il est rare qu’il désigne un objet tout à fait précis : “ça claudique et ça flane”, “ça danse […] ça fauche […] ça herse”, “c’est ça le vrai jour et l’aboi neuf / ça rape et ça rit / ça rabote” (19, 22, 81). Ce petit mot nébuleux se suit d’une vertigineuse diversité de verbes d’action, souvent sous forme d’énumération, comme si le monde – “tout ça” – avait l’immobilité en horreur.
Paradoxalement, la constance de ce grouillement produit une impression de stase ou de retour cyclique, à l’instar de la mer à laquelle revient si souvent Droguet : une turbulence incessante produit la surface apparemment plane de l’océan. Cette logique cyclique justifie la correction que Droguet apporte à la “Brise marine” mallarméenne: “Ivre là-bas fuir et refuir / le merveilleux orage” (20, je souligne). On pourrait mettre toute la poésie de Droguet sous ce signe du retour, re- : “refuir”, “repleut”, “ressac” (20, 28, 67); peu de poètes ont à ce point le sens de l’éternel, du temps géologique de la roche et des eaux. Dans le même sens, on pourrait choisir le préfixe de privation, dé-, d’allure plus beckettienne, en sous-titre de cette poésie : “la pluie la pluie / la pluie toujours décesse”, “le labour / démantelé du ciel en démesure” (18, 24, je souligne, et voir passim). Mais ce serait peut-être trop négliger la surabondance, lexicale et sensuelle, de cette poésie : nouveau paradoxe celui-là, d’une surabondance naissant du manque et du néant.
Surabondance lexicale certes, mais partiale, aimantée par certaines sonorités, comme on l’a déjà constaté par les dé- et le re-. On peut ainsi ajouter à ceux-ci les désinences en –ure et en –u, la consonne -gn-, la finale en –aille ou en –ouille. Tout cela concourt à une texture verbale roborative, jouissive même, et reconnaissable entre toutes. Le travail du sens n’est jamais pour autant abandonné ; on profite grandement de l’usage d’un dictionnaire, pour fouiller dans les termes insolites que Droguet nous révèle (sans compter de belles inventions) : “drope”, “vrillette”, “linaigrettes”, “panicauts” (18, 28, 49, 52). Ainsi Droguet puise-t-il dans les vieux herbiers, les glossaires spécialisés : mais c’est sans négliger la chair vivante de la parole vive, avec ses riches tournures idiomatiques de toute sorte, qui prennent un relief spécial chez Droguet, ou qu’il détourne ou combine à loisir : “ni quoi ni qu’est-ce,” “à pas d’heure », « un ange passe » (15, 16, 51). Toute expression quotidienne est bonne à prendre. Les sens premiers resurgissent : “Ici l’océan / ne manque pas de sel” (47). Des syllabes de chanson deviennent prétexte à un jeu de mots bilingue sur le verbe anglais “to dig”: “sa main écailleuse / et poilue croche sa pelle / digue digue digue don il / cogne ça du talon” (49). Une voix gouailleuse s’approprie de l’argot ou du vieux langage de paysan: “fais ton grabuge et fous-z’y moi pour voir” “à la fête à Neuneu / j’ai torché mon darrière” (76, 99). Ainsi Droguet tisse tous les registres et tient tous les langages ensemble.
En somme, le lecteur de Maintenant ou jamais peut s’attendre à une plongée indispensable, primordiale, dans la chair et dans l’âme des mots.