Lettre ouverte à Jean-Pierre Bobillot par Alexander Dickow
Mon cher Jean-Pierre,
Tutoyons-nous, puisque tout ceci exige une dose généreuse de pantagruélisme de toute manière; je ne vais pas mâcher mes mots. Disons que ça sera un mot franc d’un prof à un autre, d’Alceste à Oronte, quoi. Bon. Ton article m’a embêté. Voici pourquoi:
Ponge – mort depuis belle lurette, et canonique au possible;
Heidsieck – mort; dans toutes les anthologies qui vaillent;
Novarina – vers les 70 balais, publié en collection Poésie;
Prigent – vers les 70 balais; dans toutes les anthos, pareil;
Verheggen – 70 ans et plus, publié par Gallimard, et en collection Poésie.
Or ce boy’s club vaut celui de Siméon. Certains de ces gens sont admirables, j’y compte même des amis ou à peu près. Mais comme liste de phares ça ne vaut rien. D’abord et surtout, ils ne sont pas négligés. Ce ne sont plus des grands oubliés, pas depuis des lustres. Ce sont des choix déjà académiques. On écrit des thèses dessus. Je ne parle pas de Chopin et de Dufrêne, tu as vaguement raison de les citer, même si c’est encore plus ou moins ces trucs de poésie-de-performance qui ne me bottent franchement pas, c’est des vieux machins de post-poésie. Chopin, donc, pourquoi pas. Mais alors Novarina? Verheggen? Autant dire Bonnefoy ou Jaccottet, ça t’avancerait à peu près autant. C’est que ta vision du vingtième siècle est désormais convenue elle aussi. Ce n’est plus un récit autre, une alternative au discours vroum-vroum, comme tu l’appelles (après d'autres). Prigent, Verheggen, Novarina, ce sont ceux qu’on imite, maintenant, avec Tarkos et quelques autres (et dis-donc que c’est fatigant). Et puis Prigent, j’entends certains me dire qu’il n’est pas aimé dans tous les quartiers, que ça reste un rebelle. D’accord, je veux bien, mais on connaît maintenant ce rebelle-là, qu’on l’apprécie ou pas. De même pour les autres rebelles du jour.
Quant à l’autre Jean-Pierre, le Jean-Pierre Siméon, ses choix sont mauvais non pas à cause de son choix de noms (je pense qu’au moins il assume le fait que ce sont des choix tout à fait institutionnels), mais à cause de sa servilité à l’égard de Gallimard, une entreprise, un commerce, une boîte. Méprise cela si tu veux, méprisons de même “l’insurrection” du Printemps, je veux bien. Mais je crains que tu ne te trompes de cible. La cible, ce n’est même pas vraiment Gallimard. C’est l’esprit parfaitement hexagonal que cette maison a pu représenter à ses pires moments -- et la plupart du temps, elle n’a pas été si monolithique que cela, en fin de compte.
La cible, c’est le Gallimard qui existe surtout dans la tête. C’est le franchouillard. Elles sont où, les nanas, dans ta liste, par exemple?
Tout ce que je demande, c’est un peu de fraîcheur et d’imagination. Pour commencer, de vraies figures occultées ou mal comprises du passé: Benjamin Fondane, Ghérasim Luca, Monique Wittig, Malcolm de Chazal, Hélène Bessette, Léon-Gontran Damas, Ernst Moerman, et oui, même ton vieux René Ghil. Mieux encore, disons des noms qu'on a trop peu entendus encore, du présent: Sylvie Kandé, ou Daniel Franco, ou David Christoffel, ou Pascale Petit, ou Jody Pou; il y en a plein qui méritent qu'on dise leurs noms, et qui ne s'appellent pas Novarina. Il y a des poètes visuels ou à l'écriture asémique, si tu préfères rester sur ton hobby-horse intermédial: Geof Huth ou Crag Hill qu'on peut bien lire au delà des barrières de la langue. On peut sortir de France, aussi.
Mais s’il te plaît, qu’on s’éloigne un peu de POL et TXT, à la fin. Je pense que même Christian ou Jean-Marie peuvent assez bien me comprendre.
De l’air.
Amicalement,
A. D.