Marianne Catzaras, Sauver son rêve par Mélanie Cessiecq-Duprat

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19 sept.
2024

 Marianne Catzaras, Sauver son rêve par Mélanie Cessiecq-Duprat

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 Marianne Catzaras, Sauver son rêve

 

 

Si de prime abord, le titre peut faire penser à une formule comme celles qu’on s’adresse à soi-même dans le viseur de quelques projections narcissiques, on comprend, en entrant dans le texte, qu’il ne s’agit pas d’une invitation à s’épanouir dans la réalisation de ses petits projets. On recroise d’ailleurs le terme dans une version légèrement différente page 51, portée par la voix d’une femme qui tient lieu de parole collective, à travers une prière qu’elle destine à tous — Sauvez son rêve / S’il vous plaît —, le rêve du fils disparu en mer. Et c’est à cet enfant que la narratrice adresse ce qui résonne à la fois comme un état des lieux et un appel : état des lieux géographique et politique, où elle décrit un monde à la dérive autour d’une mer — la Méditerranée —, « [cette] mer affamée / Couchée à mes pieds / [qui] Ulcère le paysage / Recueille les pavés / Baptise les morts / Et les rêves raccommodés » ; et aussi un appel à ouvrir les yeux, à dire et à agir, pour faire entendre l’innommable. L’innommable a ici un prénom puisqu’il s’appelle Aziz (diminutif d’Abdelazîz, « le chéri, l’aimé, le puissant »), qui incarne tous les anonymes effacés de l’histoire, bien qu’il rappelle celui d’Aylan, le petit Syrien de 3 ans retrouvé mort sur une plage de Turquie en 2020, l’un des rares dont tout le monde se souvienne.

 

Dans cette Odyssée traversée par plusieurs figures mythologiques au destin tragique (Cassandre, Icare, Antigone, Thésée…), on embarque pour un voyage où l’on demeure pourtant figé en découvrant à travers « Un laboratoire de la mémoire / Inondé par les flots », des anecdotes tirées d’évènements sordides (des naufrages mais aussi des rafles, des fusillades, des explosions), qui nous renvoient à notre responsabilité commune — « Toutes les villes sont coupables / Tous les lieux emmêlés » — mais dont l’énonciation ne suffira probablement pas à éveiller les consciences. Et pourtant, si le combat semble perdu d’avance, Marianne Catzaras s’entête à nous faire entendre par vagues, dans un rythme lancinant et qui sillonne à travers les âges, avec nostalgie parfois, inquiétude ou colère, ce qui ici ne nous atteint pas, nous qui nous tenons au bord du quai, du bon côté de l’histoire.

 

Le récit, littéralement cité à plusieurs reprises comme un fil rouge que l’autrice ne lâche pas, tisse et dénoue, est au centre de la trame qu’elle s’applique à tresser pour ne pas qu’elle file :

 

J’arrive / Au cœur du voyage / Je suis convoquée / Au cœur du récit (p.12)

 

Une petite tache sur le dos / S’amuse à brouiller le récit / Une couleur trouble / À la géographie inconnue (p.24)

 

La mort tiède / S’installe dans mon texte / Elle ramasse / Elle rattrape / Elle brise les nuques une par une / Elle ne lâche pas le récit (p.40)

 

Lève-toi Thésée / Dis-leur que tu leur as menti / Dis-leur / Que les mots du poème / Ne sont pas ceux de la vie // Dis-leur / Qu’ils vont tous mourir / Dans le récit (p.55)

 

Ce texte prend donc la forme d’un dialogue entre la narratrice et Aziz, un dialogue qui demeure néanmoins sans réponse, de lui comme de nous, et se déroule aussi à la manière d’une lettre adressée à tous — à nous comme à tous les « enfant[s] des vagues, ceux dont [La] bouche pleine d’algues / [Les] empêche de parler » — pour pouvoir au moins leur rendre la parole, faire entendre leur voix, et qu’avec ce témoignage inscrit dans un livre, on ne les oublie pas. Car si « Au fond de l’océan / Le souvenir a des yeux de murène », Marianne Catzaras nous dit que « L’eau de la nuit / L’odeur du naufrage / Dans la paume de l’exil / [On] les boira », nous aussi.

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Bruno Doucey, 2024
120 p.
15€


 

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