Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame par Mélanie Cessiecq-Duprat

Les Parutions

14 juil.
2024

Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame par Mélanie Cessiecq-Duprat

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Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame

 

On comprend dès les premières lignes que s’invente ici une langue qu’il va falloir appréhender sans se précipiter, ou seulement dans une lente chute, en s’y laissant glisser tout en s’y accrochant. Car cette langue, non complaisante et retenue — comme on retient un cheval pour ne pas qu’il s’emballe —, nous saisit et ne nous lâche plus, dans un mélange de malaise et de stupéfaction addictive. Et ce qui frappe aussi dans cette langue où l’on s’enfonce comme dans une forêt, c’est la sensation de buter contre des barrières invisibles qu’il nous faut sans arrêt franchir pour parvenir à suivre ce qui se dégage de ses tourbillonnements. Sous des apparences rêches agitées de sursauts lyriques, elle ne s’embarrasse pas de superflu : aucune majuscule, peu de conjonctions et d’adverbes, des phrases courtes avec de rares sujets et de brèves propositions, comme si le discours avait été nettoyé de tout artifice. Et ce dispositif, loin de simplifier la syntaxe et d’en faciliter la lecture, occasionne une épaisseur qui provoque une lumineuse opacité : difficulté et fulgurance restent étroitement liées, comme s’il nous fallait fournir un constant effort d’attention et de patience pour gagner en compréhension, avancer pas à pas dans ce qui se dessine en pointillé tout en nous questionnant sans cesse.

Cette langue s’articule entre deux formes — lettres en prose et poèmes en vers — délivrées par une femme qui s’adresse à une autre : la première, une narratrice qu’on suppose être l’autrice, et la seconde, nommée madame, qui apparaît comme une présence plus ou moins divine — dame (notre ?), vierge, femme ou mère —, flottant à l’autre bout du récit telle une âme sans corps, figure sans chair mais omniprésente, qui semble là pour entendre et recevoir : une icône muette. À moins qu’il s’agisse de nous, cette madame, que ce soit à nous, lectrice (ou lecteur) que ces textes se destinent ? Très vite pourtant, on déduit de cette présence que l’autrice a voulu féminine, qu’elle est une manifestation de Dieu en qui tantôt elle dit croire, tantôt elle prétend douter. Car le thème de la foi est central dans toutes les questions qui traversent la narratrice déclarant dès le début :« madame, / vous dire évidemment : tout n’est pas vous », alors qu’on se demande si elle ne veut pas plutôt dire le contraire : que tout nous ramène à elle, même si cette autre est peut-être aussi un double d’elle-même. Car elle annonce également en introduction, anticipant comme à rebours ce qui va suivre : « mes lettres ont été des destinations pour pouvoir me nommer, visage ne figurait plus. » Pas de visage donc, pas de nom ni de réelle identité sinon celle d’une femme qui serait là au nom de toutes les autres, même sans majuscule, femme totale, pour dire peut-être un peu de celle qui s’écrit ici en s’interrogeant sur ce qu’elle fait et sur qui elle est, comme on s’interroge soi-même en la lisant.

Et l’on vérifie tout le long, ainsi que l’annonce l’éditeur en 4e de couverture, que deux tendances aussi puissantes portent ce recueil qui « partage tout à la fois un immense chagrin d’être au monde et une féroce faim de Dieu ». Mais au chagrin on peut substituer le grand mot de mélancolie tant la noirceur résiste aux élans, implacable et castratrice, mettant fin à toute possibilité d’explications puisque celles-ci à peine esquissées, se trouvent aussitôt avortées pour ne laisser que des questionnements en suspens.

On retiendra cependant l’obstination de cette écriture, même si elle affirme que « dire ne rassasie plus, ne déleste de rien », sa longue remontée depuis l’abîme d’où elle se forme comme depuis le monde où elle est « descendue pour faire l’acte vivant mais trébuchant de face, geste vain au miroir », afin de mener à bien ce projet qui s’inscrit comme une tentative de faire résonner une parole d’avant la parole, tout en dénonçant ce qu’un tel projet contient d’éphémère et d’impossible.

 

 

Extrait :

                      

« on sait très bien que la montagne de chacune n’est pas de la hauteur de tous. on gravit, on arpente, enfance par-devers tout, l’égalité n’existe pas. je suis par où les eaux se figent, heurtée si l’on peut dire depuis que naître est un hasard. me voici dans ma robe de plâtre, coup de lettres tiré, mon nom sans alphabet est en errance. un enfant mort continue de mendier, pouponnière dégueulasse. assomption, jour alcoolique, ombre nue et vulgaire qui flaque au ciel du sperme. la liberté, madame, est le passé sorti du bois et ramené à la confiance. » (p.9-10)

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Lurlure, 2023
112 p.
15€

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