Pierre Vinclair, La Forme du reste par Mélanie Cessiecq-Duprat

Les Parutions

13 déc.
2024

Pierre Vinclair, La Forme du reste par Mélanie Cessiecq-Duprat

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Pierre Vinclair, La Forme du reste

Tout commence par un bout de réel : entendant ce matin Philippe Katerine parler à la radio de son projet d’un monument funéraire coloré pour égayer l’ambiance monochrome du cimetière où son corps finira, me trouvant au même instant devant La Forme du reste et sa couverture gris anthracite, j’ai soudain eu l’impression de voir une pierre tombale (mon inconscient ayant probablement associé cette histoire au prénom de l’auteur et à la couleur du livre).

Je me suis alors demandé si ce dernier ouvrage, comme tous ceux qu’a produits jusqu’ici Pierre Vinclair, ne serait pas (dans la lignée de l’Éducation géographique) l’un des nombreux fragments appartenant à une œuvre pré-posthume, monumentale et colorée — plutôt fractale que tombale — en train de se fabriquer sous nos yeux. Car à l’inverse d’un bloc de marbre scellé, cette œuvre protéiforme et abondante se déploie dans un mouvement qui s’étend et se resserre (où le concept du double est toujours présent), développant des ramifications en même temps qu’elle précise sa structure et ses directions.

 

« La terre est le nom de ce qui se cache sous la terre ;

le ciel a la couleur de ce qui n’est pas dans le ciel ;

 

la surface de l’eau capture la surface de l’hors de l’eau

le feu invisible rend visible tout ce qui n’est pas le feu

 

l’eau et le feu permettent à chaque chose d’être double et

les choses qui n’arrivent pas deux fois n’ont jamais lieu (…) »

 

Nourrie d’une diversité de thèmes, de concepts et d’expérimentations qui traversent le poème et ses langues, sa géométrie prend parfois des allures de ring, de terrain de jeux ou de chantier, loin de ressembler pourtant à une surface boueuse jonchée de machines, ou couverte de sueur ou de toboggans (quoi que).

À l’image d’un organisme vivant, elle se déplace et se régénère continuellement, guidée par la conviction que le poème a une vie propre — celle d’un animal sauvage qui suit son instinct — que toute chose peut (et doit) faire événement — produire une action, restituer un geste, une tentative — pour que quel que soit ce qu’on en garde, on se trouve transformé par ce qui aura d’abord été éprouvé, pensé, adressé et dressé, puis partagé.

Mais la première question que l’on peut se poser en découvrant le titre de ce livre, lorsqu’on connaît déjà l’intérêt de Pierre Vinclair pour tout ce qui relève de la forme (celle sur laquelle il travaille et s’appuie, dans laquelle il pense, rêve et peut-être même respire) c’est : quel est ce reste ?

En lisant en quatrième de couverture qu’il s’agit d’un journal de l’année 2023 (donc de l’année précédant sa parution) puis en parcourant les chapitres (classés par thématiques), on peut penser que ce reste est tout ce qui ne rentre pas dans ses autres livres et se déroule en marge, bien que pris aussi intensément dans un tout. Car ce reste, constitué lui-même de restes — miettes et morceaux de réel habituellement mis de côté, enfouis dans les couches inférieures du processus d’écriture avant d’être absorbés (par le temps), oubliés (par l’auteur) et rarement révélés (aux lectrices et lecteurs) —, s’affirme ici indissociable du tout qui est celui du quotidien comme du labeur, de l’homme comme de l’artisan, de l’impression comme de l’expression. Rendu visible parce qu’extrait du chaos pour être livré avec obstination dans des formes complexes et variées, ce reste qui pourrait n’être qu’une suite de pensées, d’observations ou de descriptions de faits a priori insignifiants, se présente organisé dans une alternance de vers et de proses, à travers des contraintes et des jeux de pistes qui créent plusieurs niveaux de lectures.

 

Et en même temps :

 

« ce n’est pas la performance formelle qui compte, mais l’étude de la manière dont la double pince du distique peut saisir l’événement. »

 

Les objectifs et moyens sont multiples : infinitisation du sens à travers l’événement-qui-donne-à-dire, torture de la syntaxe, travail des coupes et des enchaînements, du rythme et de la musique, superposition des pistes, constitution d’un parcours énigmatique (labyrinthique) tout autant que ludique, et possibilité pour chacun de s’y aventurer au degré de son choix ou de ses possibilités.

Mais ce qui ressort (pour ma part) au fil de la lecture, quels que soient le chemin, la vitesse et le niveau qu’on emprunte, et ce malgré la présence des formes très différentes qui, nouées ensemble, provoquent des changements de rythme — ruptures, à-coups, élans et moments de suspension —, c’est la constance d’un flux continu, d’une énergie qui pousse en dessous, qui est à la fois ce qui anime l’écriture (l’agite, la stimule, lui donne vie) et ce qui l’arrête (dans sa forme). Flux d’énergie et manipulation de matière, ce mouvement persistant et tendu vers son but (celui d’attraper tout ce qui passe pour en faire un sujet d’écriture et l’inscrire dans un cadre) se multiplie et se divise dans diverses directions (déborde donc symboliquement du cadre) et par tous les moyens : poèmes en vers sous forme de distiques organisés en quatorzains (retombant indirectement dans l’un des genres de prédilection de l’auteur : le sonnet), réflexions en prose sur le travail en train de se faire et celui à venir, ici ou dans d’autres livres, tressage de notes de carnet avec les vers du jour… autant de pistes qui proposent toutes sortes de contenus vécus au fil d’une année, de jour comme de nuit. On y trouve des interrogations autour de lectures ou de projets en cours, des moments de doutes, des échanges avec des pairs, des visites d’exposition, des vacances en famille… et l’on découvre, comme beaucoup le soupçonnaient, que l’écriture chez Pierre Vinclair ne s’arrête jamais. Peut-être d’ailleurs ne dort-il jamais, ou très peu.

 

« son poème est une insomnie et ses distiques

des allumettes tenant ouverts les yeux du spectateur

 

perplexe, il veut dormir et traverser le jour en rêve

déjà vidangé par la mémoire, pas des effets spéciaux. »

 

Les mots le réveillent en pleine nuit (s’immiscent même jusque dans ses rêves et pour certains deviennent des rêves-poèmes) le tiennent en éveil dans tout ce qu’il fait et partout où il est — chez le dentiste, en terrasse d’un café, dans sa voiture, au milieu des vignes ou à la montagne, devant un tableau (« Être ébloui devant une œuvre d’art, cela signifie vivre avec, penser avec, lui demander des preuves du mondes ») —, transporté par un état permanent de vigilance presque animale, dans un corps-à-corps avec les mots.

Si Vie du poème (éd. Labor & Fides, 2021) décrivait la méthode employée par le poète depuis la naissance du texte jusqu’à la maturité qui permettait à ce texte d’être autonome dans sa vie d’animal-poème (avec son cœur qui palpite), dans ce livre Pierre Vinclair s’exerce à plusieurs techniques plus ou moins opaques (dans les passages en vers) ou fluides (dans ceux en prose) à partir de différents outils et matériaux destinés à « recueillir la crasse laissée par le réel sur la peau d’un blanc carné » — celle des pages noircies. Mais ce qu’on retient surtout de ces acrobaties, c’est que jamais il ne perd le fil qu’il s’est lui-même tendu depuis le début et sur lequel, tel un funambule, il poursuit et parfois même devance le flux qui le porte et qu’il porte en lui.

 

« je vis, je l’écris et me vois à travers ces persiennes

vivant (je me double) vivre écrivant et archivant »

 

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