Poèmes premiers de Dorothée Volut (2) par Jean Miniac
Un des griefs majeurs qu'on fait à la poésie est qu'elle ne raconte pas d'histoire. Le contrat de lecture se nouant autour d'une narration assumée, le public se tournerait vers le genre censé l'illustrer sans détour : le roman. Un passage dans n'importe quelle librairie n'est pas de nature à infirmer cette observation liminaire.
Pourtant, c'est bien d'histoire qu'il s'agit dans le livre de Dorothée Volut — un livre dense, complexe dans son apparente limpidité et sa brièveté (trente-six poèmes numérotés).
La poésie nous y raconte l'histoire de son advenue.
Pour commencer… il y a un non-savoir fondamental.
Quelle forme prendra la parole, si je ne sais pas la dire ?
Métaphysique, répond la marchande.
Eh bien alors, fais-le.
Nous voilà prévenus. Il y a un axe, un propos clairement défini : métaphysique. Et un ancrage : car l'injonction que reçoit le poète n'est pas sans rappeler que Poiêsis, le mot grec d'où provient notre « poésie », a pour sens premier « action de faire ». Fondamental — et le titre du livre s'en fait l'écho — est notre socle grec commun.
Mais alors comment faire ? Comment nouer cette action pure à un non-savoir initial ? Réponse : laisser venir.
Chaque poème est l'enclos dramaturgique où s'organisent minutieusement, et d'une façon toujours différente, les conditions d'advenue du dicible, le passage d'un indicible premier à ce qu'on nommera, par commodité rhétorique, de fabuleux bonheurs d'écriture, qui sont autant d'affleurements patiemment attendus… de quoi ?
Écoutons plutôt :
Les moineaux viennent sur mon balcon.
Ils sont comme la vérité
tombée sur les choses :
de toutes petites alliances
au bout de nos milliards de doigts.
Ces vers sont d'une importance capitale. Ils situent clairement l'enjeu essentiel de la poésie telle qu'elle se configure, s'organise ici. L'enjeu, ce n'est pas la réalité, ce n'est pas « les choses ». L'enjeu, c'est la vérité. Or la vérité n'est pas dans les choses : elle est « tombée sur les choses ». Et que nous dit cette vérité ? Qu'est-elle, au fond ? « De toutes petites alliances / au bout de nos milliards de doigts. »
Jamais aussi clairement sans doute la poésie — la poésie lorsqu'elle s'assume complètement, c'est-à-dire jusqu'à la folie — n'aura manifesté son déni violent de l'ordre du monde. À l'heure où la division, le rejet de l'autre installent leur présence massive, écrire cela… Qu'est-ce que cela signifie, au fond ?
Cela signifie que la vérité est inséparable d'une espérance réalisée. Ce que d'autre savoirs, d'autres disciplines (la politique en est une) s'efforcent seulement d'envisager, dans l'expérience de leur cloisonnement, la poésie, elle, le tient pour acquis. La solidarité universelle ? Elle est déjà là.
En cela, la poésie est folle. En cela, elle nous est nécessaire.
Elle a le pouvoir de se transporter dans un au-delà de l'actuel, inatteignable par les lois du concret, mais, pour elle, éminemment accessible.
Il y a un temps qui manifeste ce pouvoir du transport de soi à un point très éloigné et indéfini de l'avenir. Ce temps, c'est le futur antérieur. Et il y a un poème de Dorothée Volut — le poème n° 16 — où ce pouvoir se réalise, il n'est malheureusement pas possible de le citer en entier.
Bien sûr le poème commence par une concession à la défaite :
Un jour,
il n'y aura plus le reflet doré de mon visage
sur la vitre du train.
Mais le poème conclut :
la porte restera ouverte et nous marcherons en arrière
recherchant des phrases vraies, que nous avions écrites —
Il n'y avait pas de désaccord.
« Il n'y avait pas de désaccord »: ce n'est plus une conscience spéculative qui s'exprime. C'est une présence réalisée, effective, à un point situé au-delà de la mort, qui s'exerce.
Mais alors où s'enracine ce pouvoir patiemment attendu — et reçu comme une grâce — d'écrire des phrases vraies?
Un mystérieux allocutaire, en son énigmatique « tu », dont la présence est essaimée à travers le livre, stimule notre appétit de recherche. Son identité est interrogée par le poète :
Je te rejoins, je vais te rejoindre —
mais à qui parle-t-on ?
Ou encore :
Qui va là ?
D'essence on ne sait pas le dire.
La poésie intervient précisément avec le rôle d'outrepasser — ou de contourner — ce constat premier, qui est un constat d'impuissance. Mais c'est une impuissance féconde, car elle met l'écrivant en situation de réception, d'ouverture, d'acceptation du don. Comme un enfant.
Et quel est ce don ? Ce don ressortit aux attributs spécifiques de la poésie. Si « d'essence on ne sait pas le dire », alors il y a l'image. Il y a une expérience fondatrice transmuée en un existant verbal qui a charge de faire apparaître, dans un surgissement totalement rafraîchi, originel, « premier » précisément, un mystère :
Les nuages massent mon inquiétude,
nous nous allongeons sur des rochers
avec le corps radiographié d'un Christ
jeté au-dessus de nous.
Dans ce don pleinement accompli, si on le rapporte au constat d'impuissance initial, la poésie acquiert une double dimension : une dimension compensatrice, et une dimension révélatrice. Et l'on pourrait ajouter que lorsque cette dimension s'illustre par ce que je viens de transcrire, elle est aussi infiniment précieuse.
« Écrire — cette équation infinie » invite alors le poète, et nous y invite avec lui, à une mise en relation incessamment reconduite : « Écris, pour ne pas transformer le monde en traces / mais en feux reliés. » L'amour, terme récurrent du recueil, palpite au sein de cette équation. On serait tenté de dire qu'il en est la force alchimique essentielle. Sans lui, véritablement, rien ne peut se faire : les mots déposés sur la page restent lettre morte. Par lui, en lui, le poète ajuste sa création, éminemment inchoative, advenant dans le temps même du poème et dans son déroulement, au rythme de la création universelle, au pouls du monde — et à son créateur. Et c'est ce que fait Dorothée Volut :
Avec ma main, je cueille les étoiles suspendues
comme des cerises d'or à ton arbre cosmique —
pleurer est mon cadeau de nuit
sous ton église.
Alors, oui, « il se peut qu'écrire vaille ».