VIS A VIS de Rafael Garido par Éric Darsan
Organique, végétal, minéral et mécanique, VIS A VIS est un épais ouvrage poétique et photographique de près de trois cents pages composé de deux parties, qui face à face ou dos à dos, l'une en français et l'autre en espagnol, s'interpellent et rejoignent sous une double couverture. « Rafael Garido écrit et bricole » : après avoir traduit Leopoldo María Panero chez Fissile et L’Arachnoïde, livré un roman chez Inculte et quelques textes « hybrides », notamment chez Actes Sud, il enfonce le clou, conçoit et publie chez Zoème le 31 janvier 2018 cette impressionnante et dérangée, intime et perturbante machine à orgone, mosaïque strombo-kaléido-scopique générationnelle, capsule temporelle et (a)sociale dense et complexe, foutraque et névrotique, paranoïaque et obsessionnelle.
« T'exprimes autour du sens des pourtours à dissoudre (fuck, fuck) »
VIS A VIS, aviser le livre, le soupeser. Un bon kilo au jugé/débotté, dépoté en mode bottin, index sur la couture du Panthéon, pas sommaire pour un sou, un air mauvais de Pèse-Nerfs avec ça, qui le dit/sent, s(‘)e(n) con-fie/-fesse entre deux chaises/saillies verbales, excès et manque, de cœur et d’estomac — son pesant, volume et poids. Lou(r)d/Mass(e) de sens, que l’on manie, permute, sur la pointe, tranche, sans savoir par où commencer — tour de potier, toupie de sorcier. Qui tente de (se) compr-endre/-esser pour s’atteindre, faire se rejoindre les deux bouts. Le plus évident, dans le texte : la langue. Vis-à-vis, mot à mot, le récit décousu prend. Temps, sens, fil s’imposent. Il faudrait se laisser aller – infuser, distendre, pénétrer – en tous sens sans chercher de signification à l'œuvre. Qui travaille au corps, laboure le texte, la/le bande, pléthore de mots fleuris en (et) par( )terres, florilège (dé)p[r]avé, jeté sur le trottoir, cha(u)ssé de soi(e) avec goudrons et plumes.
« Chair jnj, y a de maurice blanchot un livre que je n'ai pas lu mais qu'a-t-il très beau titre un qui est l'écriture du désastre. »
Passages piétinés, sabotés. Entrées en matière isolées, mises sous tension. Gêne et gégène, poids des masses (en corps), jusqu’à l’écœurement (« Le corps qu'il fait ponctuel, inorganique »). Une langue de guingois qui rappelle celle de Claude Favre, des obsessions celles de Mathieu Brosseau et d'Andréas Becker, le tout sous l’influence stupéfiée de Lovecraft, Michaux, Artaud, Panero. Une succession d’érudi-addic-/tions, (in)flux d’une conscience modifiée par les drogues, le sexe, la féc-/l’actu-alité, le canon à électrons d’une génération perdue — brainfucked for sure. Et une densité à rendre fou, propre à décourager. Dans quel but, sinon. Pousser l’alibi jusqu’au crime, de guerre lasse tuer tout espoir d’être lu, à haute-voix taire l’écrit que l’on porte en soi, à grands coups de sem-o/e-nce, de blancs & black blocs épistolaires, étaler son impuissance à agir/penser/dire l’empire de l’emprise de l’Empire en quatre par trois [se perdre en par douze —in-octavo credo].
« on hait l’apocalypse, on veut qu’elle se termine, on veut se voir mettre un terme au nom de la paix au rien, et c’est la guerre aux riens qu’on déclare, pas que dans la télé »
Avec ça des images [tout un monde de pulsions télécommandées (réalité du décalage — horreur)] avec/sur lesquelles il faut [l’on peut, l’on d-cr-oit] (dé)compter [Tout ce qui était réellement vécu en soi s’est éloigné dansÇa]. Pou(r )voi[r], en cassation, briser autre chose que les [liens]. Suivre l’actualité, regarder l’écran nous regarder. Mise en abyme à perpétuité, chiens de faïence engouffrés. Au fond du labyrinthe le labyrinthes Ponction lombaire du Visage gris des pierres, pins sur les cieux. Flou v(er)ssilhouette. Cadavre calciné peut-être, ombre bleutée. Pays sages, urbains. Caméras de surveillance, fils nus [en surplus, militaire, sutures au front, snuff movie en vue]. Onze et cinq et huit et six écrits. Cinquante photographies de part(s) et d'autre(s) qui se (les) rejoignent, font cent et sens au total. Dédale et quintal de clichés rendus (aux) réel(s), in(ter)ception et ab(s)orption d’une souche virale contenue dans les interstices de la toile.
« C’est détruire le vide qu’il faut. »
VIS à VIS, (re)visiter l’ouvrage(, ) y [&] resserrer la vi-s/-e. (Res)Servir (la chose) comme sur un plateau télé. Puis cultiver le retour à la nature (à la terre, aux saisons, « parmi remous d’ocres jaunes »). Au(-) delà des biosphères, des pixels. Aller à la rencontre de l’autre que l’on est (« Faciaux les à-pics, rumeurs d’abeilles. »). Reprendre (ses billes, les glisser) au milieu, à reculons. Revenir à soi, à l’enfance de l’art, (re)tenir et mesurer la distance — éternel retour, perpetuum mobile. Rétablir l’équilibre, l'ordre des choses, des mots. La poésie des conson-/réson-nances, inhérente à. La mé(ta)compréhension(,) d'une langue étrangère, mais pas tant. Sans épate, avec une familiarité certaine de la forme, de la patte, du langage qui materne, pattern. Correspondance(s) entre les parties : écrits solaires & cartes australes. Poésie et légèreté des sons, a priori ou non — comme un idiome modèle la pensée (relire Pablo Neruda dans le texte pour se faire une idée).
« y al paredón sentido final que abre y abreva las puertas de la liquidación. »
Avec ce VIS A VIS, Rafael Garido (con)signe une expérience de lecture plus qu’un livre, qui déborde son volume pour [a(perce)]voir le monde à travers ses grilles. Vis(-) à (-) vis, planche par planche, se jaugent deux poèmes étrange(r)s, s[-/t-]ex[t]uels, visuels & violents, qui explorent l’infra-ordinaire en territoire ennemi (le sien comme celui d’autrui), s’annexent et s’allient. Un mémori-a/e-l post-moderne anti-eidétique dont le trop-plein se déverse dans l’inconscient, perturbe l’oreille interne. DéVISse et VISe, du moins le semble, à éreinter la langue, le lecteur, la lectrice. Et accompagne, aux côtés de Désordres d'un lieu et son retour de Julien Marchand, l’ouverture et l’inflexion littéraire de la maison d’édition et librairie-atelier photographique Zoème (de Zoe, Vie en grec), cofondée à Marseille avec Soraya Amrane. L’auteur poursuit également chez Zoème le travail de traduction de Leopoldo María Panero avec Papa, donne-moi la main j’ai peur, sorti en avril 2019.