LA LANGUE PÂTEUSE par Joseph Mouton
Chez mes parents, l'atmosphère était devenue irrespirable. Je m'étais donc réfugié auprès de ma grand-mère et j'avais décidé d'écluser sa cave. Je commençais le matin par des petits blancs ou de la bière ; j'enchaînais à midi par des Côtes du Rhône et des bordeaux rouges puis j'explorais les bourgognes au souper, avant de tâter des alcools forts devant la télévision, pour finir la soirée. Ma grand-mère essayait de me suivre partout dans la maison et elle me parlait sans trêve ni répit. Je me souviens que sa voix aiguë qui tremblotait me portait carrément sur les nerfs : «- Tu chevrotes, lui criais-je. - Comment je chevrote !? - Oui, tu chevrotes comme une vieillarde et tu me casses les oreilles ! » Pour une raison que j'ai oubliée, nous avons dû à un moment héberger mon autre grand mère, qui perdait régulièrement le moral. Je la faisais boire et la prenais à témoin : « Tu ne trouves pas qu'elle bêle ?... Non, elle ne bêle pas, elle béguète, voilà », ce qui lui arrachait des sourires timides de rescapée. Je fis tant et si bien qu'un jour que nous étions tous trois attablés dans la cuisine, ma grand-mère criailleuse se mit à injurier ma grand-mère prostrée avec un bégaiement de colère si appuyé que de rire, je partis à la renverse avec ma chaise. « Mon Dieu; me dis-je en me massant le crâne, tu vas te faire haïr de toute ta famille ! » Mais mes mémés m'aimaient même éméché.