Marjorie Perloff, L'Échelle de Wittgenstein par Joseph Mouton
On le remarque depuis très longtemps, l’écriture de Ludwig Wittgenstein a quelque chose de fortement poétique. Pourtant, comme le démontre Jakobson, la fonction poétique du langage est celle qui met surtout en valeur la forme du message, plutôt que sa référentialité, son expressivité, sa performativité, etc. ; or les énoncés de Wittgenstein, au contraire, sont tous tournés vers la signification qu’ils expriment, signification qui ne se comprend elle-même que dans une perspective philosophique. D’où vient donc leur caractère poétique, s’il est vrai qu’il ne consiste aucunement dans leur matérialité formelle ? Marjorie Perloff ne répond jamais directement à cette question mais son livre fournit de nombreux éléments pour y réfléchir.
L’Échelle de Wittgenstein n’est pas facile à catégoriser : ce n’est ni un ouvrage philosophique ni un essai de théorie littéraire. Le meilleur moyen peut-être de faire comprendre sa puissance propre serait de repartir de la notion d’« énoncé » et de dire : Marjorie Perloff rassemble un maximum d’énoncés de Wittgenstein, autour de Wittgenstein et de la littérature (poésie ou roman) qu’elle estime être wittgensteinienne, et elle fait s’entre-commenter tous ces énoncés dont elle tire continument des effets d’interprétation. Autrement dit, L’Échelle de Wittgenstein est un livre qui porte la citation au niveau de l’art : un art d’orchestration (dans l’ensemble) et d’interprétation (dans le détail).
Le deuxième principe qui guide l’auteure (déjà bien connue aux États-Unis) est le bio-romanesque, soit la zone intermédiaire où les schèmes biographiques commencent à se transformer en roman. Son essai fourmille de romans embryonnaires ou pour mieux dire, peut-être, de ce fourmillement naît une teinte ou un ton biographique général qui contamine aussi bien les énoncés théoriques que les énoncés factuels : c’est la vie qui commande secrètement et ultimement les pensées, les actes, les accidents, la poésie. C’est la vie (le fond de la vie, la vie au fond) qui va donc servir d’opérateur pour l’interprétation des citations rassemblées dans le livre, c’est la vie qui va empêcher aussi bien que ces textes ne constituent à la fin une théorie ou une philosophie (fût-elle une philosophie wittgensteinienne).
Marjorie Perloff n’invente pas gratuitement cet opérateur ; elle le tire au contraire du philosophe qui est sa source principale et son inspirateur. Au paragraphe 6. 54 du Tractatus Logico-philosophicus, en effet, on peut lire :
Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui les comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen — en passant sur elles — il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.)
Or pour comprendre (pour commencer à comprendre) ce fragment, il faut faire appel à une logique de vie : ce qui fait qu’un ensemble de propositions pourrait tout d’abord avoir du sens pour un sujet puis n’en avoir plus ensuite, c’est la vie. Autrement dit, il existe un comprendre qui n’est pas simplement intellectuel mais aussi vital, il existe une façon de comprendre les choses qui est une façon de les vivre ou de les rapporter à la vie à laquelle on est soi-même sujet, — et ce genre de compréhension peut faire mystérieusement tourner le sens en son contraire.
Il est difficile de résumer les questions abordées par L’Échelle de Wittgenstein, d’autant qu’elles forment une rhapsodie pleine d’échos. On peut plus raisonnablement énumérer les matières traitées dans l’ordre : d’abord, une partie sur l’œuvre de Wittgenstein lui-même : sa première manière (autour du Tractatus) et sa seconde manière (autour des Recherches philosophiques) ; ensuite une partie consacrée aux écritures influencées par lui : des écrivains modernes d’Europe, Gertrude Stein, Samuel Beckett, Thomas Bernhardt et Ingeborg Bachman, puis des poètes américains plus récents, Robert Creeley, Ron Silliman, Rosmarie Waldrop et Lyn Hejinian. Chacun de ces auteurs fait l’objet d’une monographie accompagnée de l’analyse d’un texte en particulier.
Les Européens (Gertrude Stein est américaine mais a passé presque toute sa vie en France) sont traités plus profusément et plus profondément que les Américains. Il est vrai, aussi, que leur rapport à la poésie est plus distant ou problématique, — si l’on excepte encore une fois Gertrude Stein, qui est aussi connue pour ses textes en prose que pour ses poèmes. Ingeborg Bachman comme Thomas Bernhardt ont commencé à écrire de la poésie dans la postérité de Rilke ou de Trakl, avant de trouver leur voie dans le roman ou le théâtre. On pourrait donc suggérer que pour ces deux derniers, ainsi que pour Samuel Beckett, la voie wittgensteinienne (une recherche de l’étrangeté de l’ordinaire) advient comme une voie de sortie hors de la poésie à proprement parler (= lyrisme, symbolisme).
Une des grandes qualités du livre de Marjorie Perloff consiste dans sa culture, très vaste, toujours précise et documentée, réellement compréhensive. On la sent aussi à l’aise dans le contexte français (autour du structuralisme, par exemple) que dans les contextes autrichien, anglais ou américain. Elle passe sans effort de la philosophie à la littérature (et retour). Avec elle, on a plaisir à revisiter (ou plus humblement à visiter) toutes sortes de textes, baignant chacun dans les formes de vie qui lui sont associées, dialoguant (se confortant ou s’opposant) les uns avec les autres : ce ne sont plus des monuments (dont nous aurions pu craindre le caractère sacré) mais les moments d’une immense conversation rendue presque familière pour nous, parce qu’intime (= vitale).
Dans ce grand édifice non intimidant, Madame Perloff a aussi inscrit son propre roman, sa biographie romancée. On apprend ainsi qu’elle a pris le prénom de Marjorie lorsqu’après avoir quitté l’Autriche avec sa famille, elle s’est installée aux États-Unis : elle a alors rejeté sa germanité (représentée par son prénom de naissance, Gabriele) pour se faire appeler plutôt comme les cheerleaders de son lycée (on l’imagine). Auparavant, les Perloff avaient un peu fréquenté les Wittgenstein à Vienne, quoique ceux-ci fussent beaucoup plus riches que ceux-là. De Ludwig Wittgenstein à Rosmarie Waldrop ou Lyn Hejinian, le livre suit donc en quelque sorte le trajet biographique de son auteur. Dans un feuillet détaché, le traducteur lui-même, l’excellent Robin Seguy, y va de son récit de vie : pourquoi et comment il en est venu à rendre en français le grand œuvre de Marjorie : cascades sans fin !
ANNEXE
Trois StennoS pour goûter les saveurs du livre.
AVANT GUERRE
Russel retraversa l’Atlantique à bord du
confortable Megantic, notant, désœuvré,
combien la mer « était incroyablement belle,
avec cette douceur étrange qu’ont les choses
violentes » ; il profita du calme, s’enthousiasma
pour le premier iceberg qu’il vit, « émergeant,
dans sa forme conique, exactement comme
sur les photographies », et il nota joyeusement
dans un P.-S. : « À cette heure, j’ai vu quatre
icebergs. » 0n était encore en juin 1914,
et l’Angleterre était toujours le pays paisible
qu’il connaissait depuis son enfance […],
cette Angleterre dont les traits dataient
de la reine Anne — un pays de loisirs et
RECHERCHES PHILOSOPHIQUES
Si quelqu'un dit «Moïse n'a pas existé»,
cela peut signifier des choses différentes.
Notamment : les Israëlites n'avaient pas
qu’un seul guide qui les ait menés hors d’Égypte
— ou : Leur guide ne se nommait pas Moïse
— ou : Personne n’a existé qui ait accompli
tout ce que ce que la Bible attribue à Moïse
— ou : etc., etc. — D’après Russel, nous
pouvons dire : Le nom « Moïse » peut être
défini au moyen de diverses descriptions.
Par exemple comme « l’homme qui a conduit
les Israélites à travers le désert », comme
« l’homme qui vécut en cette époque
et en ce lieu et qui reçut pour nom Moïse »,
RON SILLIMAN
arrivé ? Il faut apporter des pulls ? Où est
la limite entre bleu et vert ? Le courrier est
arrivé ? Tu as joui ? C’est broché ? Tu préfères
les stylos bille ? Tu sais à quel insecte
tu ressembles le plus ? C’est ta main ? C’est
le rouge ? Tu veux sortir ? Et pour le dîner ?
Combien ça coûte ? Tu parle(s) anglais ? Il a
déjà trouvé sa voix ? C’est de l’anis ou du
fenouil ? Tu es déjà high ? Tu as mal à la gorge ?
Tu ne peux pas reconnaître les graines d’aneth
si tu en vois ? Tu sens quelque chose qui
brûle ? Tu entends un sifflement ? Tu entends
quelque chose qui gémit, qui miaule, qui pleure ?
Peut-on arriver là-bas en partant d’ici ?