Tridents de Jacques Roubaud par Joseph Mouton
Quelques pensées sur le tridentin Roubaud
1 « Tridentin » est en français un adjectif technique et peu usité, qui désigne ce qui est relatif au fameux Concile de Trente (1545 – 1563). J'emploie ici ce terme en un sens différent, qui serait « relatif aux tridents ». Le trident est une forme poétique ultra-brève inventée par Jacques Roubaud, qui se compose de trois vers de 5, 3 et 5 syllabes respectivement, le vers numéro 2 étant marqué du signe ⊗ et mis en avant par rapport aux deux autres. Un « tridentin Roubaud » (ou un « Roubaud tridentin », pour mettre les mots dans un ordre plus conforme à la prose) désigne donc l'œuvre de Jacques Roubaud auteur de tridents, ou si l'on veut, ce qui chez ce poète « va vers le trident ».
2 Les éditions Nous viennent de publier l'intégrale des tridents de Roubaud : plus de quatre mille poèmes écrits pendant une vingtaine d'années, selon la quatrième de couverture.
3 Le trident n'est pas un haïku. On sait que les poètes qui ont essayé d'acclimater en français le haïku japonais ont opté pour des poèmes de trois vers comptant 5, 7 et 5 syllabes respectivement. En un sens, le trident est donc plus contraignant et plus contracte que le haïku francisé. C'est comme si le premier regardait le laxisme ou la licence bavarde du second avec un petit pincement de commisération.
4 La graphie particulière que Jacques Roubaud a fixée pour le trident (avec le vers 2 sorti du rang et marqué ⊗) signifie qu'il accorde une attention particulière à ce vers numéro deux : c'est lui qui doit faire la bascule entre le premier vers et le troisième, qui sont, eux, des vers réguliers ou majeurs, des vers-oui (ils affirment (oui) une certaine poéticité du vers) ; alors que le vers 2 est un vers glissant, un entre-vers.
5 Certaines remarques des logiciens sur la structure du syllogisme vont dans le même sens concernant la mineure (la deuxième proposition du syllogisme, traditionnellement introduite par « Or ») : elle est le pivot sur lequel tourne le raisonnement, elle vient comme un incident logique ou un commutateur qui permet de transformer une première thèse (majeure) en une deuxième thèse (conclusion). Le trident serait donc une sorte de syllogisme, mais appliqué à la phrase, — il vaudrait mieux dire au phrastique. Si l'on pouvait réduire le médium sous-jacent à la phrase (id est le phrastique) à l'épure de son opérativité, on aboutirait nécessairement à ça : un départ sonore, un pivot, une fin sonore pivotée. On peut aussi écrire ce schéma « protase-acmé-apodose », même s'il faut repenser ces termes et les sortir sans doute de leur ancienne acception rhétorique.
6 Le trident aurait donc l'ambition de figurer « un atome de langue entendue ». Dans un de ses tridents, justement, Jacques Roubaud explique que la langue ne se compose pas de mots mais de phrases. Les mots sont en quelque sorte infra-atomiques, si l'on suit la métaphore que je file ici. Les vrais atomes de langue ressemblent à des phrases. J'ajoute ici le mot « entendue » pour distinguer la langue-structure de la langue-parole (l'action effective de la langue). Or si l'on cherchait à fabriquer une sorte d'unité pour la langue-structure, on irait vers la grammaire, par exemple vers Chomsky. Mais l'ambition de Roubaud, telle du moins que je la comprends, est de fixer la forme d'un atome de langue parlée (d'abord entendue). Or un atome de langue entendue, nous dirons que c'est immédiatement de la poésie.
7 La poésie est atomique. Toutes les opérations de langage utilisent les propriétés de type atomique de la langue mais ne montrent pas leurs atomes. La poésie est intensivement atomique, parce qu'elles manifeste les atomes dont elle compose ses vers/ses phrases. L'atome se ressent dans la métamorphose du vers en phrase ou de la phrase en vers. Le trident est le plus petit atome saisissable de la poésie.
8 Ça paraît très ambitieux ; — mais l'œuvre, et plus encore le projet (s'il est permis de distinguer les deux), de Jacques Roubaud sont extrêmement ambitieux. Il s'agit de refonder rationnellement la poésie, dans la postérité, ou plutôt dans l'élan continué, du projet moderne de réduction des mondes à leurs éléments fondamentaux. Pensons par exemple à Bourbaki, qui fascina si longtemps Jacques Roubaud mathématicien, ou pensons à Frege, à Hilbert, à Brouwer, à Gödel, etc. Le trident est le nom d'un fondamental obtenu par réduction logique.
9 Entre le trident et le haïku, il n'y a pas qu'une différence prosodique de longueur, il y a aussi une différence dans le rapport à la phrase. Dans le modèle classique du haïku, les trois vers correspondent à trois équivalents-phrases (en traduction française : trois courtes phrases coupées par des points). Le trident peut logiquement admettre lui aussi d'être composé de trois propositions ; mais le trident roubaldien (tel que pratiqué par Jacques Roubaud) consiste la plupart du temps en une « sorte de phrase pliée en trois » ; et si l'on examine cette « sorte de phrase » du point de vue grammatical, on trouve une infinité de formules diverses, qui vont par exemple d'une suite de qualifications sans verbe à un assemblage verbal qu'aucune syntaxe ne peut construire.
10 Le trident est plus phrastique que toute phrase de prose, c'est une hyper-phrase. Si l'on compte les syllabes d'un trident (en enlevant les e muets des finales, comme on doit le faire dans la versification française), on obtient le chiffre 13. La Treizième revient… C'est encor la première : on a donc un alexandrin alourdi d'une treizième, un roulement d'alexandrin. Le trident figure en français le proto-vers fondamental, plus précisément : le substrat prosodique du long vers français. C'est le vers absent de tout poétique bouquet.
11 La pratique roubaldienne du trident est fidèle à l'esprit de l'OULIPO (c'est J. R. lui-même qui l'affirme), car écrire un « vrai poème » en 5-3-5, cela constitue une redoutable contrainte. Et quand on lit en chapelet ou par grandes rafales les tridents de Tridents (le livre), on s'émerveille souvent de la virtuosité, de l'ingéniosité, de la souplesse, de l'inventivité magnifiques du poète Roubaud dans son pré triangle (plus petit qu'un pré carré). Il y a des transgressions de la contrainte et il y en a surtout une variété impressionnante ; il y a de même toutes sortes de forçages de la langue (le français) et de licences prises avec elle ; il y a des couleurs onomastiques parfois en feu d'artifice ; il y a les ressources de maintes langues parallèles, notamment de l'anglais ; il y a une recherche constante de recombinaison, comme jusqu'à l'épuisement.
12 Les tridents sont comptés et numérotés selon un sytème révisable et complexe (qui empêche par exemple que l'on puisse dire simplement combien il en existe signés Roubaud) ; certains tridents même spéculent anxieusement sur la numération des tridents (arriverai-je à deux mille ?) On sait que J. R. a toujours été fasciné par les nombres.
nombres
tu as besoin de
⊗ tout ces nombres ?
oui, d'autres encore
13 Plus de la moitié, dirais-je, des tridents écrits par Roubaud forment un conservatoire de la poésie transhistorique, en capsules. Peut-être notre hyper-modernité trop avertie protesterait-elle contre l'idée qu'il y ait un transhistorique de la poésie (« la poésie éternelle » ?) Je ne veux pas entrer dans cette querelle. Je veux juste noter qu'en retrouvant de la poésie au Japon, dans les langues amérindiennes non écrites, au Moyen Âge, dans la Bible, etc., on pratique l'idée d'une poésie transhistorique sans avoir même besoin d'y croire.
14 Toute poésie est météorologique : tel pourrait être le premier axiome d'une définition transhistorique de la poésie. Pensons par extension aux kigo de la poésie japonaise, soit à ces mots qui marquent la saison, auxquels on peut joindre le mot qui dit « clair de lune » et le mot qui dit « jour de l'an ». Le temps qui passe dans le temps qu'il fait constitue un des fonds non datables de la poésie ; — comprenez : ce qu'il en resterait en cas d'amnésie culturelle. Chez Jacques Roubaud, cette fonction est plutôt occupée par les « sensibles immenses » que sont le vent, la lumière du soleil, la mer, le ciel, les coups de paysage, etc.
15 Jacques Roubaud n'en parle pas : mais comme beaucoup de tridents (tendanciellement tous les tridents) accrochent un instant (ou pour mieux dire, la triple référence dont il est inséparable : un maintenant-ici-moi), le poète re-marque l'instant avec les sensibles immenses dont il est traversé, contrastés par les déterminations fines qui le singularisent. Rien de traditionnel du point de vue de la technique, mais un même fond immensément ancien.
16 Accrochés tendanciellement à l'instant (de l'écriture, du souvenir du jour, du souvenir ancien, de l'oratio mentis (le discours intérieur)), les tridents peuvent tous équivaloir théoriquement chacun à un trajet de pensée, c'est comme une pensée qui laisserait sur le papier sa bifurcation, parce qu'elle a été freinée par la langue, — on lit le schéma résultant du combat vitesse-lenteur.
17
une vie
j'aurais voulu que
⊗ les tridents
m'autobiographisent
Oui, les tridents forment les pointillés d'une autobiographie. D'un côté, comme chez l'artiste On Kawara, ils constituent presque des dates pures, que seul l'auteur peut réellement restituer à leur saison intime ; d'un autre côté, ils témoignent au jour le jour (nulla dies sine tridente) des préoccupations du poète, qui est aussi un homme mélancolique. On le reconnaît à travers les travaux et les jours, on retrouve beaucoup d'échos biographiques que l'on a lus dans d'autres livres de lui, on l'entend souffrir du passage du temps (vieillir, oublier).
18 Quelque part, Deleuze parle du caractère très mélancolique des opinions invoquées dans la scolastique : Untel est d'avis que P, Untelautre est d'avis que non-P… Ce qui est mélancolique dans ces opinions, c'est qu'on ne connaît pas du tout le mouvement de pensée (avec son contexte, sa causalité propre, ses enjeux) qui a conduit Untel à soutenir que P plutôt que non-P. De même dans les tridents y a-t-il quelque chose de mélancolique, structurellement : faute de pouvoir comparer le fond de réalité que vise le trident avec la forme qu'il prend, le lecteur a le sentiment de lire un bloc. Parfois, un trope vif, du ciel ou du-ciel-pris-dans-un-trope-vif (par exemple) lui permettent de voir quelque chose de ce qui suscita le trident ; parfois, il perçoit seulement le choc que c'est de soulever (avec une fourche minimale) quelque chose, vraiment ; parfois, il a le sentiment de n'avoir qu'une espèce de cendre, le caput mortuum.
19 Une autre partie des tridents est métalinguistique (selon le concept de Jakobson) : ils parlent du trident, ils parlent de l'écriture en train de se faire, ils parlent de la poésie, ils parlent de l'échec ou de la difficulté de l'entreprise que c'est d'écrire des tridents, etc. C'est qu'en s'écrivant, les tridents ont toujours gardé une visée théorique, ils cherchent à se vérifier eux-mêmes et à vérifier l'ensemble du projet roubaldien dont ils sont solidaires. Ils portent donc la trace d'une réflexion qui continue sur une définition pratique et programmatique de la poésie (au minimum).
20 Il y a aussi des tridents qui parlent de l'auteur, ils laissent ici et maintenant dans l'ombre, au profit de moi. Ces tridents envahissent la fin du livre et l'on comprend alors que cette rétrospective de l'œuvre tridentine fait de la biographie d'auto une dramaturgie, qui amène, sans que cela soit jamais dit trop impudiquement, à l'idée de la fin et de la destruction de moi y relative. Alors, la plainte s'élève sans faux semblant, alors le ton se fait directement mélancolique, amer, désespéré. Le compte des poèmes est le compte des jours.
21 Je pourrais quand même récupérer un peu du sens originel du mot « tridentin », au prix d'une analogie historique saugrenue (mais tant pis !) Roubaud s'est retrouvé l'héritier d'un projet moderne de définition de la poésie au moment où ses identifiants (le vers, le rythme, la rime, la page, etc.) disparaissaient. C'est-à-dire qu'il fallait faire une poésie qui — sans revenir au vers, avec son appareil propre de rimes et de rythmes, sans revenir non plus à la page-écrin du poème — gardât intactes les propriétés de la poésie. Il fallait donc les refonder en profondeur, d'une manière structurale à peu près. Pourquoi ne pas appeler ça une contre-réforme ?
22 La contre-réforme de Roubaud est magnifique et héroïque. Elle lui a demandé des efforts prodigieux de logistique et de compréhension historique. Elle l'a curieusement isolé. L'OULIPO a pu laisser croire que la prosodie classique n'était qu'un ensemble de contraintes étroitement particulier dans l'ensemble très vaste de toutes les contraintes possibles, et ce faisant, que l'idée de contrainte pourrait toujours servir de parapluie (surdimensionné) à la tradition. Mais c'est une idée superficielle. Jacques Roubaud a dû quand même aller chercher tout seul à rétablir structuralement la poésie dans ses droits.
23 Dans L'Abominable tisonnier de John Mc Taggart Ellis Mc Taggart, qui rend hommage au Brief Lives de John Aubrey, Jacques Roubaud fait un sort particulier aux biographies de Hilbert et de Brouwer, deux mathématiciens qui s'affrontèrent dans la première partie du XXème siècle. Avec tendresse, il restitue à ces deux personnages l'air de légende où ils pensèrent sans doute vivre eux-mêmes : il n'est question que de héros, de pionniers, de luttes, de manœuvres, d'effondrement, de refondation, de programme radical, etc. Mais l'épopée intellectuelle se mélange humoristiquement avec les contingences du tourbillon (dlavi), et pathétiquement enfin avec les incidences de la mort, d'où se graphie tout bios. Ma pensée 22 constatant la solitude de Roubaud est en fait un plagiat de la façon dont lui-même a toujours biographisé, et dont Tridents porte la trace.
24 La partie la moins classable des tridents ressortit au journal, à la note d'humeur, à la photographie impromptue, à la pensée-qui-vous-vient-à-l'esprit, au calembour, à l'inclassable (qui consiste lui-même en etc.) Je rangerais (pour ma part) dans cette partie les petites saillies polémiques que l'on rencontre de ci de là. Elles visent Untel (caché sous une initiale) ou les « post-poètes », par exemple, pour lesquels J. R. n'éprouve aucune considération.
25 Si l'on tient, comme Milner, qu'il n'existe pas de vie intellectuelle en France, on comprendra que ces saillies expriment plus qu'une simple hostilité : leur brièveté même dit peut-être la tristesse que la contre-réforme roubaldienne n'ait pas rencontré d'interlocuteur armé et responsable, héroïque (ne serait-ce qu'à titre d'opposant). Cet isolement ne concerne pas seulement Jacques Roubaud. Je crois qu'il nous concerne tous.
26 Je rajoute ici une pensée juste pour faire nombre et arriver à 26.