19 sept.
2009
DEUX COUSSINS POUR NORBERT de Sabine Macher par Joseph Mouton
1 À propos de « Deux Coussins pour Norbert », Sabine Macher m'a dit qu'elle voulait faire un livre dont on puisse lire au hasard une, deux ou trois pages.
2 Un livre dont on lit au hasard une, deux ou trois pages : définition convaincante d'un livre de poésie. N'importe quelle page, enchaînée à celle qui la précède et à celle qui la suit, doit avoir assez de consistance linguistique pour être lue ainsi, d'une manière immédiatement satisfaisante.
3 Sabine Macher ne désire pas non plus que sa prose, qu'elle soit intensifiée par diverses contraintes, durcie par la prégnance répétée d'une forme ou augmentée par quelque appel à la transcendance (Dieu-la-Mort, Là j'ouis sens ou mon Texte/ta Bite) s'érige en une stèle de langage intangible ou brillante.
4 Sabine Macher désirerait plutôt le contraire : que les pages de « Deux coussins pour Norbert » ne vaillent pas plus que de s'équivaloir les unes aux autres, grâce à une certaine défaite (de la prose) qui les crypte et les dégrade chacune exactement de la même manière, monotonement.
5 La question de la poésie contemporaine, posée trop brutalement, serait : qu'est-ce que vous faites des phrases nues du langage, alors que vous n'avez plus de vers pour les cacher, pour les racheter, pour les détruire, pour les réaliser ?
6 À cette question, Sabine Macher aurait plutôt un genre de réponse dépressive, ou pour mieux dire, dépressurisante (car il demeure trop d'équivoque psychologique avec le « dépressif »). Les phrases seront soumises à l'épreuve d'une ventilation puissante qui les affaiblira en les segmentant, en les vidant de sens, en les décontextualisant de l'intérieur, en les poussant vers quelque point d'anonymat limite où tout le monde peut le dire autant que personne jamais ne le dirait.
7 Sabine Macher a commencé (m'a-t-elle dit) le premier jet de Deux Coussins par une suite numérotée de bouts de phrases. Lorsque cette numérotation apparaît encore dans la version finale, on se rend compte que les bouts ainsi numérotés restent indéfinissables quant à leur unité ; c'est-à-dire qu'ils écrivent primordialement leur incomplétude ; même remis dans l'ordre où ils s'enchaînèrent d'abord, ils « s'incomplètent » les uns les autres, ils se déchaînent.
8 Compter = défaire. Dans ses formes rituelles, le comptage sert à instaurer, à indiquer un ordre, à invoquer la maîtrise d'un temps, voire à faire venir un terme, que ce soit d'une façon sacrée, dans une opération magique ou selon l'efficace propre aux comptines. Sabine Macher compte plutôt pour défaire, parce que l'enchaînement des nombres a suffisamment de pouvoir de liaison par lui-même pour permettre que les choses numérotées n'entretiennent pas ou peu de rapports entre elles.
9 Sabine Macher écrit une poésie en deux temps. D'abord elle fabrique sa matière première ; ensuite elle retraite (récrit, recoupe, rebat) cette matière première de façon à en tirer une unité de langage deuxième, ce qu'on appelle un livre.
10 La matière première de Sabine Macher est prise dans la réalité vécue par le sujet S. M. au présent. Sabine Macher écrit ce qui arrive à elle ou devant elle comme si cela se passait à l'instant même de l'écriture ; de sorte que rattrapée par ce tour qu'elle emploie si constamment, elle en vient très souvent à écrire sur le moment d'écrire : comment elle frappe mal un mot sur le clavier, dans quelle posture elle se tient, pourquoi il lui faut s'arrêter de taper, combien c'est étrange d'écrire pendant que quelqu'un d'autre crie ou écoute la télévision, etc.
11 La matière première de Sabine Macher n'a pourtant rien de brut. De la réalité vécue quotidiennement par le sujet S. M., Sabine Macher filtre déjà des objets, en élimine d'autres, en travestit ou chiffre plusieurs, organise des réitérations, des suites et des correspondances. S. M. est un sujet vivant, c'est-à-dire quelqu'un livré à la réitération (physiologique, obsessionnelle), à la suite (intention, compréhension, histoire), aux correspondances (imaginations, fantaisies).
12 La voix qui parle chez Sabine Macher est une voix de tête. C'est la voix de la réflexion, de la solitude, du retour sur soi, de la lucidité (et de l'incertitude qui vient avec elle). Que cette voix de tête dise au présent ce qui est censé arriver au présent, voilà ce qui fait le charme singulier de la voix qui parle chez Sabine Macher, jamais en porte-à-faux de son retard vrai.
13 « Deux coussins pour Norbert » rembourre ou rembourse une mission Stendhal. Non seulement Sabine Macher ne s'en cache pas, mais encore elle intègre fortement ce cadre dans la matière première de son livre, dans la vie même de S. M., tenue aux obligations de sa mission française, francophone, jusque dans le détail de ses lectures, de son labeur journalier, de ses fréquentations.
14 Sabine Macher ou S. M. a choisi Palerme pour lieu de son exil missionnaire, parce que Palerme lui avait un jour promis des vies antérieures, personnellement. Quel lien la littérature française (sinon stendhalienne, du moins postérieure à Stendhal) entretient-elle avec Palerme ? Aucun peut-être, si ce n'est que Raymond Roussel y mourut, - et dans des circonstances assez rousseliennes encore. Sabine Macher l'a su après coup. Elle s'est donc dit qu'elle partait vivre dans les parages de cette mort.
15 Dans …paves, une pièce de théâtre écrite d'après Roussel mais reniée par lui, on trouve un personnage du nom de Noussel. Si ce personnage évidemment fabriqué par Négation de la Réalité de Roussel, avait un prénom, Sabine Macher a estimé qu'il devrait probablement s'appeler Norbert. Norbert Noussel est donc l'intermédiaire que s'est forgé S. M. entre elle-même et Raymond Roussel, - c'est son nom de vivant. Les Rousseliens savent que R. R. est mort près d'un matelas qu'il avait poussé contre la porte communiquant avec la chambre de sa gouvernante Charlotte Dufrêne (en réalité, Charlotte Frédez) et sur lequel deux coussins se trouvaient dans une position étrange (dans une position qui semblait interdire que l'on pût s'étendre commodément sur le matelas). De là vient le titre : « Deux coussins pour Norbert ».
16 De même qu'en se rapprochant de la vivante S. M., R. R. devient Norbert Noussel, de même en se rapprochant de Raymond Roussel mort, Sabine Macher cesse d'écrire je, son je s'aliène à la langue du lieu et devient « io », excepté dans le cas de « j'ai », qui rejoint autrement l'italien avec « oh ». L' « italiénation » du je est une belle trouvaille de Deux Coussins (ou comment je n'ai PAS L'AIR ME, ou moi), à quoi répond, d'une manière ponctuelle, l'invention du mot « palermpzeste ».
17 Le palermpzeste désigne autant les couches de littérature qui viennent recouvrir la vie de S. M. ou la buvardent, dans Palerme la mortuaire, que le manuscrit de Deux Coussins se constituant par surimpression de récritures. Roussel est bien sûr le héros (lui-même effacé à maints endroits) du palermpzeste, mais Stendhal fournit aussi quelques textes (de Vanina Vanini) à découper finement selon un chiffre (1/7)ou à traiter en « kenning ». Roussel admirait Victor Hugo. Victor Hugo vient donc rebaptiser diversement la fille de S. M. Et Stendhal aurait dicté La Chartreuse de Parme en 53 jours ; or 53 Jours est le dernier texte de Georges Perec, édité à titre posthume notamment par les soins de Jacques Roubaud, à propos de qui il est impossible de ne pas évoquer la défunte Alix Cléo Roubaud, photographe comme Sabine Macher elle-même, etc.
18 Ce sont les chiffres qui assurent la plupart des correspondances. L'identification entre Sabine Macher et R. R. peut se soutenir, par exemple, de la série des Schnapszahlen, que l'on rencontre aussi bien chez H e n r i = B e y l e (55) que chez S a b i n e = M a c h e r (66), R a y m o n d = R o u s s e l ou J a c q u e s = R o u b a u d (77), - mais pas chez Victor Hugo, boiteux.
19 Toutes les pages numérotées à l'origine de 1 à 95 sur l'ordinateur de Sabine Macher ont été par elle remises dans un ordre de lecture différent suivant un procédé qui fait intervenir chiffres et lettres, et codent la phrase d'avertissement au lecteur qui ouvre La Doublure de R. R. : « Ce livre étant un roman, il doit se commencer à la première page et se finir à la dernière. L'auteur. » C'est à l'anéantissement du vœu qu'elle contient que Sabine Macher fait servir cette phrase, en s'appuyant sur elle pour bouleverser l'ordre de ses propres pages !
20 En pratique, et faute de bien comprendre le système utilisé par Sabine Macher (noté en quatrième de couverture), le lecteur s'en va dans une suite brisée, miroitante mais fraîche, à la fois quotidienne et hors du temps, portant des marques de circularité incertaines, à l'étranger profondément, sans fin.
21 Deux Coussins ne possède PAS L'HERMétisme littéraliste de certains des livres de R. R., pas plus qu'aucune sorte d'hermétisme déjà connu ; cela n'empêche pas le sentiment qu'un écran mobile, divers et constant nous interdit de pénétrer « entre les deux coussins », si je puis me permettre, - en tout cas dans l'espace d'où s'énonce cette littérature.
22 Sabine Macher m'a dit qu'elle voulait effacer toute marque de reconnaissance familière, sans pourtant que jamais l'on ne se heurte à quelque chose d'illisible : la réussite d'un tel équilibre produit cet effet de vestibule ou d'antichambre, où nous restons cloîtrés, écoutant les échos d'une voix qui parle à l'intérieur.
22 ArchétyPALE ERMite des missions littéraires ou « projets », Sabine Macher fait signe de chaque page pour autant qu'elle a vécu là-bas en chercheuse de signes volontaire, attentive, impressionnable, bricoleuse, scrupuleusement inobjective, étrangère partout.
23 Faits et gestes, fruits et poissons, lecture et écriture, mots et choses, réfrigérateur et WC, noms propres et noms communs, miettes et mouettes, mémoire et sensation, sommeil et chaleur, chiffres et lettres, morts et vivants, instants et instantanés, chocolat et piment, suites et fins, la mer absente de tout Palerme et cÊtera : tout peut devenir signe, ou pour mieux dire, toute chose consignée dans le livre montre sa structure de signe, mais ne l'accomplirait qu'à l'horizon inatteignable qu'elle se contente de désigner, et se replie plutôt sur sa nature de fait fragmentaire en attendant, sans monde.
24 De la matière première qu'elle s'est fabriquée, Sabine Macher ne tire rien d'autre qu'une matière seconde. C'est-à-dire que l'élaboration complexe à laquelle elle soumet le texte de ses carnets veut porter leur décousu jeté à un niveau second, qui le conserverait intact, tout en l'éclairant ou en l'éclaircissant (comme on dit d'une chevelure). Ainsi le texte final prend-il la forme d'un drapeau très déchiré. Chaque petit lambeau ressemble, grammaticalement parlant, à une incise, encore que cette tonalité d'incise ne vaille que par contraste avec la page prise en arrière-plan (car cette même page regardée en détail montrera partout des sortes d'incises (imaginez un tissu fait d'incisions et de découpes uniquement, un anti-texte)).
25 La politique de l'incise s'étend jusqu'à la photographie, qui vient incruster ses petits formats (des vignettes, parfois des rectangles moins grands qu'un timbre poste) dans l'aération du drapeau déchiré. Les clichés sont justes, sobres, condensés autant que les fragments de langue et tous somptueux sans exception. Sabine Macher m'a dit qu'elle avait pris l'idée des interventions photographiques à W. G. Sebald, et l'on y pense, bien sûr, une fois la référence énoncée. Cependant, la poétique de Deux Coussins étant très différente de celle de Sebald, on l'oublie aussitôt que l'on entre dans cet anti-texte percé de photographies. C'est une des singularités les plus réussies du livre.
26 Deux cousins pour Sabine : Jacques Roubaud ?... et moi-même ? Quoi qu'il en soit, nous n'aurions pas à faire à des cousins germains. C'est une certitude.
Joseph Mouton (66)
2 Un livre dont on lit au hasard une, deux ou trois pages : définition convaincante d'un livre de poésie. N'importe quelle page, enchaînée à celle qui la précède et à celle qui la suit, doit avoir assez de consistance linguistique pour être lue ainsi, d'une manière immédiatement satisfaisante.
3 Sabine Macher ne désire pas non plus que sa prose, qu'elle soit intensifiée par diverses contraintes, durcie par la prégnance répétée d'une forme ou augmentée par quelque appel à la transcendance (Dieu-la-Mort, Là j'ouis sens ou mon Texte/ta Bite) s'érige en une stèle de langage intangible ou brillante.
4 Sabine Macher désirerait plutôt le contraire : que les pages de « Deux coussins pour Norbert » ne vaillent pas plus que de s'équivaloir les unes aux autres, grâce à une certaine défaite (de la prose) qui les crypte et les dégrade chacune exactement de la même manière, monotonement.
5 La question de la poésie contemporaine, posée trop brutalement, serait : qu'est-ce que vous faites des phrases nues du langage, alors que vous n'avez plus de vers pour les cacher, pour les racheter, pour les détruire, pour les réaliser ?
6 À cette question, Sabine Macher aurait plutôt un genre de réponse dépressive, ou pour mieux dire, dépressurisante (car il demeure trop d'équivoque psychologique avec le « dépressif »). Les phrases seront soumises à l'épreuve d'une ventilation puissante qui les affaiblira en les segmentant, en les vidant de sens, en les décontextualisant de l'intérieur, en les poussant vers quelque point d'anonymat limite où tout le monde peut le dire autant que personne jamais ne le dirait.
7 Sabine Macher a commencé (m'a-t-elle dit) le premier jet de Deux Coussins par une suite numérotée de bouts de phrases. Lorsque cette numérotation apparaît encore dans la version finale, on se rend compte que les bouts ainsi numérotés restent indéfinissables quant à leur unité ; c'est-à-dire qu'ils écrivent primordialement leur incomplétude ; même remis dans l'ordre où ils s'enchaînèrent d'abord, ils « s'incomplètent » les uns les autres, ils se déchaînent.
8 Compter = défaire. Dans ses formes rituelles, le comptage sert à instaurer, à indiquer un ordre, à invoquer la maîtrise d'un temps, voire à faire venir un terme, que ce soit d'une façon sacrée, dans une opération magique ou selon l'efficace propre aux comptines. Sabine Macher compte plutôt pour défaire, parce que l'enchaînement des nombres a suffisamment de pouvoir de liaison par lui-même pour permettre que les choses numérotées n'entretiennent pas ou peu de rapports entre elles.
9 Sabine Macher écrit une poésie en deux temps. D'abord elle fabrique sa matière première ; ensuite elle retraite (récrit, recoupe, rebat) cette matière première de façon à en tirer une unité de langage deuxième, ce qu'on appelle un livre.
10 La matière première de Sabine Macher est prise dans la réalité vécue par le sujet S. M. au présent. Sabine Macher écrit ce qui arrive à elle ou devant elle comme si cela se passait à l'instant même de l'écriture ; de sorte que rattrapée par ce tour qu'elle emploie si constamment, elle en vient très souvent à écrire sur le moment d'écrire : comment elle frappe mal un mot sur le clavier, dans quelle posture elle se tient, pourquoi il lui faut s'arrêter de taper, combien c'est étrange d'écrire pendant que quelqu'un d'autre crie ou écoute la télévision, etc.
11 La matière première de Sabine Macher n'a pourtant rien de brut. De la réalité vécue quotidiennement par le sujet S. M., Sabine Macher filtre déjà des objets, en élimine d'autres, en travestit ou chiffre plusieurs, organise des réitérations, des suites et des correspondances. S. M. est un sujet vivant, c'est-à-dire quelqu'un livré à la réitération (physiologique, obsessionnelle), à la suite (intention, compréhension, histoire), aux correspondances (imaginations, fantaisies).
12 La voix qui parle chez Sabine Macher est une voix de tête. C'est la voix de la réflexion, de la solitude, du retour sur soi, de la lucidité (et de l'incertitude qui vient avec elle). Que cette voix de tête dise au présent ce qui est censé arriver au présent, voilà ce qui fait le charme singulier de la voix qui parle chez Sabine Macher, jamais en porte-à-faux de son retard vrai.
13 « Deux coussins pour Norbert » rembourre ou rembourse une mission Stendhal. Non seulement Sabine Macher ne s'en cache pas, mais encore elle intègre fortement ce cadre dans la matière première de son livre, dans la vie même de S. M., tenue aux obligations de sa mission française, francophone, jusque dans le détail de ses lectures, de son labeur journalier, de ses fréquentations.
14 Sabine Macher ou S. M. a choisi Palerme pour lieu de son exil missionnaire, parce que Palerme lui avait un jour promis des vies antérieures, personnellement. Quel lien la littérature française (sinon stendhalienne, du moins postérieure à Stendhal) entretient-elle avec Palerme ? Aucun peut-être, si ce n'est que Raymond Roussel y mourut, - et dans des circonstances assez rousseliennes encore. Sabine Macher l'a su après coup. Elle s'est donc dit qu'elle partait vivre dans les parages de cette mort.
15 Dans …paves, une pièce de théâtre écrite d'après Roussel mais reniée par lui, on trouve un personnage du nom de Noussel. Si ce personnage évidemment fabriqué par Négation de la Réalité de Roussel, avait un prénom, Sabine Macher a estimé qu'il devrait probablement s'appeler Norbert. Norbert Noussel est donc l'intermédiaire que s'est forgé S. M. entre elle-même et Raymond Roussel, - c'est son nom de vivant. Les Rousseliens savent que R. R. est mort près d'un matelas qu'il avait poussé contre la porte communiquant avec la chambre de sa gouvernante Charlotte Dufrêne (en réalité, Charlotte Frédez) et sur lequel deux coussins se trouvaient dans une position étrange (dans une position qui semblait interdire que l'on pût s'étendre commodément sur le matelas). De là vient le titre : « Deux coussins pour Norbert ».
16 De même qu'en se rapprochant de la vivante S. M., R. R. devient Norbert Noussel, de même en se rapprochant de Raymond Roussel mort, Sabine Macher cesse d'écrire je, son je s'aliène à la langue du lieu et devient « io », excepté dans le cas de « j'ai », qui rejoint autrement l'italien avec « oh ». L' « italiénation » du je est une belle trouvaille de Deux Coussins (ou comment je n'ai PAS L'AIR ME, ou moi), à quoi répond, d'une manière ponctuelle, l'invention du mot « palermpzeste ».
17 Le palermpzeste désigne autant les couches de littérature qui viennent recouvrir la vie de S. M. ou la buvardent, dans Palerme la mortuaire, que le manuscrit de Deux Coussins se constituant par surimpression de récritures. Roussel est bien sûr le héros (lui-même effacé à maints endroits) du palermpzeste, mais Stendhal fournit aussi quelques textes (de Vanina Vanini) à découper finement selon un chiffre (1/7)ou à traiter en « kenning ». Roussel admirait Victor Hugo. Victor Hugo vient donc rebaptiser diversement la fille de S. M. Et Stendhal aurait dicté La Chartreuse de Parme en 53 jours ; or 53 Jours est le dernier texte de Georges Perec, édité à titre posthume notamment par les soins de Jacques Roubaud, à propos de qui il est impossible de ne pas évoquer la défunte Alix Cléo Roubaud, photographe comme Sabine Macher elle-même, etc.
18 Ce sont les chiffres qui assurent la plupart des correspondances. L'identification entre Sabine Macher et R. R. peut se soutenir, par exemple, de la série des Schnapszahlen, que l'on rencontre aussi bien chez H e n r i = B e y l e (55) que chez S a b i n e = M a c h e r (66), R a y m o n d = R o u s s e l ou J a c q u e s = R o u b a u d (77), - mais pas chez Victor Hugo, boiteux.
19 Toutes les pages numérotées à l'origine de 1 à 95 sur l'ordinateur de Sabine Macher ont été par elle remises dans un ordre de lecture différent suivant un procédé qui fait intervenir chiffres et lettres, et codent la phrase d'avertissement au lecteur qui ouvre La Doublure de R. R. : « Ce livre étant un roman, il doit se commencer à la première page et se finir à la dernière. L'auteur. » C'est à l'anéantissement du vœu qu'elle contient que Sabine Macher fait servir cette phrase, en s'appuyant sur elle pour bouleverser l'ordre de ses propres pages !
20 En pratique, et faute de bien comprendre le système utilisé par Sabine Macher (noté en quatrième de couverture), le lecteur s'en va dans une suite brisée, miroitante mais fraîche, à la fois quotidienne et hors du temps, portant des marques de circularité incertaines, à l'étranger profondément, sans fin.
21 Deux Coussins ne possède PAS L'HERMétisme littéraliste de certains des livres de R. R., pas plus qu'aucune sorte d'hermétisme déjà connu ; cela n'empêche pas le sentiment qu'un écran mobile, divers et constant nous interdit de pénétrer « entre les deux coussins », si je puis me permettre, - en tout cas dans l'espace d'où s'énonce cette littérature.
22 Sabine Macher m'a dit qu'elle voulait effacer toute marque de reconnaissance familière, sans pourtant que jamais l'on ne se heurte à quelque chose d'illisible : la réussite d'un tel équilibre produit cet effet de vestibule ou d'antichambre, où nous restons cloîtrés, écoutant les échos d'une voix qui parle à l'intérieur.
22 ArchétyPALE ERMite des missions littéraires ou « projets », Sabine Macher fait signe de chaque page pour autant qu'elle a vécu là-bas en chercheuse de signes volontaire, attentive, impressionnable, bricoleuse, scrupuleusement inobjective, étrangère partout.
23 Faits et gestes, fruits et poissons, lecture et écriture, mots et choses, réfrigérateur et WC, noms propres et noms communs, miettes et mouettes, mémoire et sensation, sommeil et chaleur, chiffres et lettres, morts et vivants, instants et instantanés, chocolat et piment, suites et fins, la mer absente de tout Palerme et cÊtera : tout peut devenir signe, ou pour mieux dire, toute chose consignée dans le livre montre sa structure de signe, mais ne l'accomplirait qu'à l'horizon inatteignable qu'elle se contente de désigner, et se replie plutôt sur sa nature de fait fragmentaire en attendant, sans monde.
24 De la matière première qu'elle s'est fabriquée, Sabine Macher ne tire rien d'autre qu'une matière seconde. C'est-à-dire que l'élaboration complexe à laquelle elle soumet le texte de ses carnets veut porter leur décousu jeté à un niveau second, qui le conserverait intact, tout en l'éclairant ou en l'éclaircissant (comme on dit d'une chevelure). Ainsi le texte final prend-il la forme d'un drapeau très déchiré. Chaque petit lambeau ressemble, grammaticalement parlant, à une incise, encore que cette tonalité d'incise ne vaille que par contraste avec la page prise en arrière-plan (car cette même page regardée en détail montrera partout des sortes d'incises (imaginez un tissu fait d'incisions et de découpes uniquement, un anti-texte)).
25 La politique de l'incise s'étend jusqu'à la photographie, qui vient incruster ses petits formats (des vignettes, parfois des rectangles moins grands qu'un timbre poste) dans l'aération du drapeau déchiré. Les clichés sont justes, sobres, condensés autant que les fragments de langue et tous somptueux sans exception. Sabine Macher m'a dit qu'elle avait pris l'idée des interventions photographiques à W. G. Sebald, et l'on y pense, bien sûr, une fois la référence énoncée. Cependant, la poétique de Deux Coussins étant très différente de celle de Sebald, on l'oublie aussitôt que l'on entre dans cet anti-texte percé de photographies. C'est une des singularités les plus réussies du livre.
26 Deux cousins pour Sabine : Jacques Roubaud ?... et moi-même ? Quoi qu'il en soit, nous n'aurions pas à faire à des cousins germains. C'est une certitude.
Joseph Mouton (66)