Sur l'Épitre aux Wisigoths de Pierre Senges par Joseph Mouton

Les Incitations

15 mai
2024

Sur l'Épitre aux Wisigoths de Pierre Senges par Joseph Mouton

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Érudition. Louer la grande érudition d’un auteur, c’est souvent un moyen élégant de porter ses propres lacunes au crédit de la culture de l’autre. Or je ne le cache pas, Pierre Senges a une grande érudition. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que je ne connaissais pas du tout Miklós Szentkuthy, Andrei Siniavski, Sigismund Krzyzanowski, trois auteurs qu’il cite abondamment, et très mal Mary Flannery O’Connor, Fritz Zwicky ou Svetlana Alpers, pour prendre trois autres noms au hasard dans le livre. En réalité, la culture plutôt bariolée de Pierre Senges s’ordonne autour d’une certaine littérature (bien représentée en Russie et en Europe de l’est) que l’on pourrait appeler fantaisie burlesque ou féerie satirique, dont le modèle serait (de l’aveu de l’auteur) Les Aventures du baron de Münchhausen. Or en 1927, Kzryzanowski publia en Russie une satire du régime soviétique intitulée Le retour de Münchhausen. Ajoutons que Pierre Senges cultive aussi un goût pour les œuvres méconnues ou rares, les curiosa.

 

Barbarie. Le titre est une réussite : il est saugrenu, drôle, intrigant. Que représentent donc les Wisigoths et quel père de la littérature entend les guider sur les chemins de l’esprit satirique ? L’explication se trouve page 114 et seq, dans un chapitre intitulé Interlude wisigothique, qui cite Giorgio Manganelli (encore un anti-romancier dont j’ignorais tout), brossant ainsi un tableau du domaine romanesque de son temps : « … dans les vestiges de l’empire du roman, près des idéodoctes déserts et brisés, campent les nouveaux et acerbes Wisigoths : ils battent leurs orfèvreries rugueuses, ils se réjouissent d’y reconnaître les signes abstraits et arbitraires, les carrés, les triangles ; ils taillent leurs pièces d’échecs dans un ivoire dur, ils se disposent à jouer leurs parties éternelles, fatales, inutiles. » Hors contexte, cette allégorie n’est pas éclairante du tout, et malheureusement, l’interprétation mot à mot qu’en donne Pierre Senges obscurcit encore le tableau ou en redouble le vague : par exemple, « signes abstraits : (…) le Wisigoth aime l’abstrait, il le comprend, le collectionne, il le manie pour trouver la nuit, au fond d’un lit concret, un sommeil sublimé, où les créatures incubes et succubes seront des réponses à des équations insolubles de jour. » De l’hyper-métaphorique sur du métaphorique. Obscurum per obscurius.

 

         Adresse. Mettons que les Wisigoths soient Szentkuthi, Siniavski, Kzryzanowski, les admirateurs du baron de Münchhausen et alii. Pourtant, à suivre Pierre Senges suivant Giorgio Manganelli, il est presque impossible de savoir en quoi consiste l’esprit wisigothique. Ses sectateurs font une littérature de barbare — c’est entendu — et les barbares paraissent sans doute sympathiques et chics au moment où la civilisation s’ennuie d’être trop civilisée, — c’est possible ; mais ce renversement des valeurs intervient dans la sphère du goût (dans la partie la plus abstraite du goût), bien plus que dans la sphère de la production réelle, dont il ne dit rien. Ce n’est que du petit snobisme, en somme, un coup de nietzschéisme déclaratif, une révolution purement verbeuse, — peut-être la justification spécieuse d’un titre amusant mais trouvé trop tard. Les Wisigoths n’existent pas, pas plus que la lettre qui devait les instruire, — car le livre ne prend jamais la peine de parodier Saint Paul écrivant aux communautés chrétiennes de l’Empire, ne reprend même aucune forme épistolaire, ne s’adresse pas du tout aux auteurs qu’il sanctifie, — pour ne rien dire de ses lecteurs putatifs, qu’il snobe carrément. Le titre est une fausse piste, au bas mot, — une pure et simple arnaque, plutôt.

 

Expérience. La quatrième de couverture essaie de replâtrer ce vice de construction en expliquant qu’en fait d’épître, Pierre Senges aurait plutôt recueilli des lettres écrites par les Wisigoths à notre intention (épître des Wisigoths), — ce qui est encore faux, à moins de prétendre que depuis l’antiquité (« les auteurs d’élégies érotiques romaines » (des barbares ?)) jusqu’à Szentkuthy et consorts, ces écrivains « nouveaux et acerbes » ne se sont pas contentés de travailler à leur œuvre mais ont en outre cherché à nous édifier tout spécialement (quoique leurs parties d’échecs « éternelles, fatales, inutiles » ne cadrent pas trop avec une telle sollicitude de leur part). Laissons les replâtrages de côté : à l’évidence, ils ne tiennent pas. De quoi donc nous entretient à la fin le livre de Pierre Senges ? La quatrième de couverture suggère une autre piste tout à fait prometteuse : peut-être que la littérature la moins admissible (et la plus désirable, partant) a toujours été celle qui se livrait à des expériences de pensée (foin du réalisme étroit ! fi de l’idéalisme idiot !) De fait, le début du livre nous présente la façon dont le baron de Münchhausen chevauche un boulet de canon tiré par l’artillerie russe comme une anticipation de la manière dont Einstein voudra se figurer un photon suivi dans sa course par un observateur (comment imaginer qu’à la vitesse de la lumière il paraisse immobile ?) Hélas ! le parallèle s’évanouit très vite : Pierre Senges ne s’intéresse pas à la valeur épistémologique des expériences de pensée et ne recherche donc pas un équivalent littéraire de cette valeur. Tout de suite, nous partons voir Nikolaï Gogol, Jonathan Swift, Franz Kafka, Lewis Caroll, Sei Shonagon, Cyrano de Bergerac, Ossip Mandelstam, Merab Mamardachvili (inconnu de moi), Aby Warburg, Ramon Gomez de la Serna, etc., etc., dans une cavalcade endiablée qui ne prendra fin qu’à la dernière page de l’ouvrage.

 

Prouesse. Le chroniqueur scrupuleux (moi) se voit donc forcé de reposer à nouveau la question : à la fin des fins, de quoi traite L’Épître aux Wisigoths ? La difficulté vient de ce que le livre est écrit sur un ton et dans une forme qui sont ceux de l’essai (ce qui fait supposer au lecteur qu’il s’y trouvera des réflexions sur certains sujets), alors que la matière du livre évoque plutôt une sorte d’exercice de style singulier dans lequel l’auteur s’amuse à passer d’un nom propre à un autre, d’une référence à une autre, d’une citation à une autre par les voies les plus courtes et les plus surprenantes, ce qui forme un tissu de raccourcis et de coq-à-l’âne où les sujets possibles du livre menacent de s’évanouir à chaque page, voire à chaque ligne. Peut-être est-ce d’ailleurs derrière ce tour de force que le véritable sujet du livre se dissimule ; je le formulerais de la sorte : comment de la pensée peut naître, s’entretenir ou subsister par-dessus un court-circuit perpétuel d’idéation et de culture ? En d’autres termes, c’est le lecteur qui serait le véritable cobaye d’une expérience de pensée : peut-il suivre l’enchaînement des phrases de L’Épître en y intuitionnant continument une pensée (qu’il y projette) ou bien doit-il décrocher (de loin en loin, quelquefois, très souvent) pour laisser filer la syntaxe toute seule dans le vide inter-cogitant ?

 

Geste. Pierre Senges aime la littérature. Il aime particulièrement la littérature de Szentkuthy, Siniavski et Krzyzanowski, ainsi que celle de Gogol et de quelques autres, sans doute. Le point est qu’il n’aime pas tellement le texte de ces littérateurs (qu’il néglige d’analyser, qu’il ne met pas en valeur), parce qu’il préfère leur geste ou la geste qu’il invente pour eux et dans laquelle il les fait figurer en héros ou en saints laïques. Les Wisigoths n’auraient en somme pas d’autres consistance qu’une éthique commune, ou pour mieux dire, une esthétique à valeur éthique. Bien sûr, Pierre Senges est un garçon trop élégant pour jamais employer des mots aussi compromettants qu’esthétique ou éthique ; et le serment qu’il semble avoir fait de rester toujours allusif l’empêche de définir l’attitude qu’il défend au fond et qu’illustrent ses écrivains favoris. Voici comment je la caractériserais en clair (= inélégamment) : les héros de Senges se battent contre l’esprit de sérieux et ce qu’il suppose d’enchaînements contraints, de hiérarchies établies, d’évidences indiscutables, de tautologies morales, de souci d’économie, de réalisme foncier, d’ancrage dans l’ontologie, etc. Mais les combattants d’une telle cause ne sauraient faire usage d’aucune assertion positive, univoque ou sincère sans tomber à leur tour dans l’esprit de sérieux qu’ils refusent. Ils doivent donc rester dans le paradoxe, le dandysme, le porte-à-faux, l’esprit de fuite ; ils doivent même se méfier de l’Œuvre, qui suivant sa propre pente, tend à devenir un projet sérieux. C’est donc plus leurs gestes (symboliques, non effectifs, existentiels, marginaux) qui importent et c’est à eux que Pierre Senges s’intéresse avant tout.

Amalgame. À certains égards, l’image du baron de Münchhausen chevauchant un boulet de canon fonctionne dans le sens inverse de l’imagination par laquelle Einstein veut se figurer la course d’un photon à la vitesse de la lumière : dans le premier cas, l’écrivain nous demande de nous représenter comme réelle une opération que nous savons impossible ; dans le deuxième cas, le physicien pousse son imagination aux frontières du réel pour voir ce qu’il en résulte (résultat :  non, un photon ne se déplace certainement pas comme n’importe quel mobile, — par exemple un boulet de canon). L’écrivain affirme comiquement la réalité de l’impossible ; le savant teste la congruence au réel de l’imagination qu’il lance. Pierre Senges nous entretient donc plutôt de la puissance de l’imagination dans la littérature et notamment des occasions où elle vient dénier le réel, le pluraliser en une combinatoire de compossibles, le confondre avec ses simulations, ridiculiser ses prétentions à régner seul, lui inventer des métamorphoses, etc. Chacune de ces nuances pourrait valoir un essai : dommage que Pierre Senges ne prenne même pas le soin de les distinguer, car elles vont dans des directions esthétiques et éthiques (ou politiques) très différentes !

 

Witz. La notion qui engloberait le comique d’impossible à la Münchhausen et l’expérience de pensée dans le style d’Einstein n’a pas de nom, parce qu’elle n’a pas de concept. Comme je l’ai suggéré plus haut, la seule connexion qui puisse s’établir entre les deux est que dans l’un et l’autre cas l’imagination s’exerce en direction du réel ou de la réalité (généralité très pauvre) ; mais l’intention, l’époque, l’effet, le cadre de référence, la nature des agents et les critères de validation diffèrent tellement que toute comparaison relève ici du comique. Idem de ce que j’ai appelé l’esprit de sérieux : ce n’est pas un concept, c’est un esprit, c’est-à-dire une notion glissante qui peut s’appliquer aux trivialités de l’existence aussi bien qu’impliquer les décisions métaphysiques les plus graves ; tout dépend de l’angle esthétique que l’on veut y ouvrir. Ce que je veux dire, c’est que les notions que vise Pierre Senges (souvent sans les nommer), les rapprochements qu’il opère (par court-circuit) procèdent d’une sorte de poésie de la culture qui récuse catégoriquement le concept : dans l’obscurité où la plonge cette indistinction volontaire, elle préfère s’éclairer aux feux follets de l’image. Et en effet, ce n’est pas sérieux.

 

Fugue. Page 144, la lampe qui éclaire le bureau d’Abram Terz (pseudonyme d’Andréï Siniavski) de retour du goulag en 1971, projette une lumière faible et parcimonieuse, qui fait penser à la lumière de l’atelier du peintre selon Svetlana Alpers, qui permet de mener sur les objets des expériences impossibles à mener dans la lumière extérieure universelle, ce qui fait penser à l’atelier d’écriture où s’est retiré Robert Walser, qui n’écrivait qu’au crayon, ce qui fait songer aux huit mètres carrés où écrivait Krzyzanowski (et au cabinet de Nabokov, — pourquoi pas ?), ainsi qu’à Saint Augustin, qui perdait son temps à observer un caméléon, confesse-t-il au Vème siècle après J. C., au lieu d’écrire ses Confessions dans son bureau, un peu comme Flaubert qui observait des poissons rouges, confie-t-il à George Sand, quand il n’écrivait pas, car l’atelier est un lieu d’attention flottante, et ce n’est pas Sei Shonagon qui dira le contraire, pas plus que Gogol, qui a écrit dans La Brouille des deux Ivan « et le rai de soleil qui s’infiltrait par l’oculus percé dans le volet / dessinait en frappant la paroi [etc.] » Lumineux, non ?

 

Conclusion. Selon moi, le plus intrigant du livre de Pierre Senges est qu’il fait ce qu’il dirait, s’il n’avait pas tant de peine à le dire. Ce qu’il peine à dire, en substance, c’est premièrement, que l’imagination est une puissance magnifique sans laquelle la littérature serait peu de chose ; deuxièmement, qu’à porter l’imagination à son degré le plus haut (au-delà de la réalité ou contre elle), la littérature gagne une liberté qui l’affranchit de la morale ordinaire et du bon sens (qui est mauvais) ; troisièmement que la vie des littérateurs qui font ce genre de littérature offre bien des détails qui symbolisent leur liberté esthétique (Robert Walser écrivait au crayon, Pouchkine aimait les jeux de cartes, Szentkuthy, comme Jean Paul, avait de l’appétit pour la totalité ; « Flaubert vouait au détail un amour exclusif et jaloux », etc.) Or ce que peine à dire Pierre Senges, il le fait dans son livre : en imaginant des liaisons entre tous les héros qu’il imaginarise, en s’affranchissant allègrement des règles de la vraisemblance historique et de la science des textes, et en inventant des symboles pour les liaisons qu’il a imaginées, — en fabriquant, en somme, de la littérature fantastico-comique sur la littérature des autres. À mon goût, le livre pèche par trois défauts : d’abord, son primesaut garde trop de sérieux (par trop de dévotion culturelle) ; ensuite, son érudition fatigue (pourquoi ne pas faire plutôt une littérature fantastico-comique de premier degré, sans cette foule de dieux tutélaires à gloser éternellement ?) ; enfin, le manque de concept rend arbitraires presque tous les rapprochements qu’il propose, sa poésie de la culture sonne le creux. Ça brille tout le temps, ça n’éclaire jamais.