Le sbire à travers de Jérôme Mauche (2) par Joseph Mouton
Avec beaucoup de retard, je fais ici la recension du dernier livre de Jérôme Mauche que j’avais promise bien plus tôt à Pierre Le Pillouër. Malgré ce délai qui hélas ! enlève le frais ou le piquant que nous fait sentir l’air contemporain, je tiens à revenir avec Jérôme Mauche sur un carrefour important de la poésie aujourd’hui (en un sens plus large que « automne/hiver 2015 »). Il me semble en effet que cet auteur représente exemplairement la première branche d’une alternative que je résumerais ainsi : soit le poète se trouve aux prises avec la phrase, soit le poète reconstruit un vers. Pour citer justement un livre qui est paru presque en même temps que Le Sbire à travers — je veux parler de Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui*—, le poète que voulait honorer le colloque de Cerisy 2013 représenterait bien la seconde branche. C’est ainsi par exemple que Stéphane Baquey terminait presque son intervention audit colloque dans la matinée du dimanche 1er septembre 2013 : « Ainsi le vers est-il la condition inventée par Philippe Beck d’une confiance renouvelée dans l’expression. » (p. 490) C’est très juste.
Mon idée est en substance que, faute de refaire un vers à la manière dure/lyrique de Beck ou plus doucement, plus diversement, plus popement (= dans une manière qui emprunterait à l’histoire du rock, pourquoi pas !?), le poète se retrouve devant la phrase comme devant son seul matériau. Que la phrase ait son destin lié avec celui de la prose, cela fait partie de mon axiomatique (et d’un sens commun peut-être post-moliéresque), même si le genre de destin qui lie prose et phrase demanderait à être pensé et pourrait l’être sans doute (par moi, ailleurs, en l’occurrence). Donc, sans entrer dans le labyrinthe des détails et des alternatives de rang inférieur, disons que Jérôme Mauche représente parfaitement une manière frontale et dure (dans son genre) de viser la phrase ou de viser à la phrase.
Dans sa démarche jusqu’au Sbire à travers, je discerne deux approches principales : premièrement, une façon d’aller prendre la phrase dans certains régimes de discours particuliers (les journaux et magazines économiques, les héroïsmes de la ménagère de moins de cinquante ans) ; deuxièmement, une recherche de la phrase en dessous des régimes où les proses existantes l’ont déjà canalisée au contraire, — dans son abstraction antérieure ? dans une grammaire structuraliste ? dans un discours de tête (ou oratio mentis) ? dans un détournement constant de ses attentes contextuelles (texte vs contexte) ? Je ne trancherai pas ici la question des modèles qui permettent de comprendre ce travail ou qui le constituent effectivement ; je veux seulement noter que récemment, un livre comme Le Placard en flammes, et plus anciennement Superadobe ou Esaü à la chasse, font partie de ces œuvres qui semblent ne pas travailler la phrase sous la condition d’un discours ; alors qu’Électuaire du discount ou La Loi des rendements décroissants traitent au contraire d’une phrase déjà contextuelle.
À première vue, Le Sbire à travers appartient lui aussi à cette catégorie-ci, même s’il n’est pas facile de dire à quel discours source il emprunte ses tournures, son phrasé ou ses sujets (grammaticaux). On retrouve ce qui servait déjà d’embrayage à Électuaire du discount, à savoir la force d’attraction narrative (je veux dire que le nouage des phrases entre elles et dans l’économie générale du texte s’opère par le fil narratif). Les quasi-nouvelles qui constituaient Électuaire du discount charriaient beaucoup de débris réalistes dans le cours de leur raconter ; les petites histoires ratées que l’on trouve dans Le Sbire à travers sont nettement plus sèches, plus courtes, — et décolorées en outre par un parti pris d’anonymat (les actants sont nommés « l’enfant », « un homme », « cette femme »…). On pense naturellement à la forme du fait-divers, mais on ne fait qu’y penser, car rien ne marche comme dans un fait-divers, si l’on excepte l’événement dérailleur (ce qui fait qu’un état d’être ou d’action sort de son cours ordinaire), l’idée que l’on ne connaît pas les gens impliqués dans l’événement (Pascale Marinoni, Thibaut Lapierre, rendus stylistiquement ici à leur « inconnuité » par la suppression des noms propres) et enfin un horizon de références qui coïncide a priori avec le monde où nous lisons aujourd’hui le journal et regardons la télévision, c’est-à-dire un monde dans lequel un enfant peut mourir d’être mis par ses parents dans la machine à laver sur programme essorage. La différence notable d’avec la forme fait-divers vient de ce que l’événement dérailleur est suivi dans Le Sbire à travers par une série de contre-événements (au moins un : ça se développe donc comme dans une histoire, — une histoire miniature ou squelettique). Autre différence : l’événement dérailleur ou bien un ou plusieurs des contre-événements qui en résultent se produisent régulièrement à cause d’accidents de grammaire. Il arrive ainsi souvent que la différence entre nom d’actant nom de chose saute et que, sans crier gare, le téléphone prenne en otage « l’homme » qui voulait s’en servir pour appeler la police. De l’intérieur de la grammaire (sections « catégories de substantifs » en l’espèce), surgissent constamment des révoltes qui sabotent l’histoire.
Je prends à peu près au hasard l’historiette médiane de la page 45 (qui en compte trois, comme presque toutes les pages). Voici son tableau de départ : 1) un couple, 2) les parents de la jeune femme, 3) une entreprise familiale qui lie les parents à leur gendre et peut-être à leur fille. Ce tableau s’ordonne autour de l’événement dérailleur : le gendre disparaît en emportant avec lui « une coquette part des fonds privés de l’entreprise ». S’ensuivent des contre-événements : alors que la jeune femme se regarde dans la glace, elle avise « de fines ridules méconnues » « autour des yeux et de sa bouche ». Conclusion : « c’est certainement là que son gendre a dû trouver refuge », ce qui nous laisse entendre que ce n’est pas la jeune femme qui se regardait dans la glace (par sa proximité avec « leur fille », le pronom « elle » nous avait pourtant induits à comprendre (moins qu’à comprendre en vérité : à lire) que c’est la fille qui se regardait dans le miroir), mais sa mère. Alors la mère se saisit d’une pince à épiler et entreprend « d’extraire de là cette crapule ». Hélas ! elle se débrouille mal avec la pince à épiler… et je laisse au lecteur le plaisir de voir comment s’achève ce drame social ou familial (= teasing). Comme on le constate en tout cas, la confusion entre nom de chose et nom d’actant n’est pas le seul procédé dont use Jérôme Mauche ; il y a aussi la confusion à laquelle peuvent porter les pronoms personnels lorsque employés d’une façon ambiguë ou fautive ; et il y a bien d’autres sortes de torpillages, en vérité, dont il serait fastidieux de faire ici l'inventaire.
Jérôme Mauche soigne tout particulièrement les fins de chacune de ses historiettes, de façon que ce qui fait office de fin ne remplisse justement pas son office de fin, de toutes les manières possibles. Ce peut-être une absence de fin, une fin cassée, une fin divergente ou dispersive, une fin qui conclurait beaucoup mieux une autre histoire, une fin incompréhensible quant à l’histoire qu’elle achève ou incompréhensible en général, une fin absolument ambiguë, une fin non conclusive, une fin désinvolte, une fin juste pour finir, une fin extrêmement confuse, une fin plaquée, une fin postiche, une fin trop lamentable, une fin interrompue, une fin qui ronge son propre milieu et son propre début, une fin infra-absurde, une fin à la dérive, une fin sans fin, je ne poursuis pas. C’est qu’au moment où le texte s’interrompt finalement, la grammaire a réussi à renverser le suivi des actions qu’elle supportait ou l’a suffisamment détraqué pour que rien ne puisse s’ensuivre : c’est la fin du langage, c’est la fin de l’histoire, entendue comme unité méta-syntaxique. Couic.
Le travail de Jérôme Mauche est un travail noir et très humoristique. Il ne s’agit pas pour lui de « déconstruire » des constructions idéologiques ceci-cela, mais plutôt de détruire. Les textes sont les concrétions, les débris concrétés, issus d’une ascèse destructive qui ne connaît ni fin ni répit. Tous les détails y sont les traces laissées par une broyeuse négative sur on ne sait quel matériau de langage chu, aucun n’est positif ou immédiat. Le Sbire à travers est à mon sens le meilleur livre à ce jour de Jérôme Mauche, parce qu’il se tient sur le bord intérieur de sa tentative figurative (Électuaire du discount, La Loi des rendements décroissants), celui qui regarde la tentative abstraite (Le Placard en flammes), sans renoncer à la lisibilité. Lire dur, donc.
* http://www.sitaudis.fr/Parutions/philippe-beck-un-chant-objectif-aujourd-hui.php par Isabelle Howald