ARIS ALEXANDROU par Nicole Caligaris
Du poète grec Aris Alexandrou (Petrograd, 1922 — Paris, 1978), la France, dont il est venu vider les poubelles, n’aura rien su…
…à l’exception d’un titre, La Caisse, traduit par Colette Lust, deux fois passé inaperçu, d’abord chez Gallimard en 1978, puis au Passeur en 2003. Et bien malin, à présent, qui saura mettre la main sur ce roman puissant, et en recevoir, comme nous, la formidable claque que les patrons infligent aux arpètes en littérature.
Il faut se méfier du piège qui consiste à faire des auteurs d’un livre aux dimensions de Popocatepetl les écrivains d’une seule œuvre : Alexandrou est un poète qui a passé six années de sa vie à écrire un unique roman, commencé en 1966 en Grèce et achevé en 1972 à Paris.
Comment ne pas lire, à travers ce récit de la complexe, secrète, obsessionnelle mission de transporter le vide, à l’intérieur d’une caisse, d’un lieu à un autre, dans un contexte dont l’histoire est faussée, la géographie abstraite, selon un itinéraire brouillé avec la ligne droite, réorienté en haut lieu constamment, qui ne cesse de revenir sur lui-même, de retarder son achèvement, de différer la liberté des hommes qui l’accomplissent dans l’espoir de se sauver d’abord, puis sans espoir du tout, sacrifiés volontaires, bataillon de soldats qui ignorent pourquoi ils ont été choisis, pourquoi ils tombent, et de leur propre main, comment, dans cette mission dont l’origine ne sera jamais élucidée, dont la finalité est incompréhensible, dont l’énigme persiste au-delà de son terme, dont le succès passe par l’échec, comment ne pas lire une méditation sur l’écriture elle-même, dont la leçon est à la fois de ténèbre et d’Ubu ?
Méditation sur l’écriture et méditation sur les conditions qui en décident. Supérieurement donné par la tonalité absurde de son récit, l’état d’étrangeté est le reflet littéraire de la condition politique d’Alexandrou, homme qui a passé douze années de sa jeunesse en camp de résidence surveillée et quasiment le reste de sa vie en exil, à Paris, où il a exercé de ces petits boulots qui ne font que temporairement sortir la tête de la mouise, pendant qu’il s’acharnait à pratiquer ce métier de traducteur qui l’a placé à l’intersection du russe, de l’anglais, du français et du grec, quand les pouvoirs successifs de son pays se sont attachés à l’escamoter, comme a été escamoté le contenu de la caisse, dans cette mission elle-même probablement vide de sens.
Toute sa production poétique date de ses années de captivité. Sauf les Exercices de rédaction, ces poèmes écrits en français, depuis l’exil auquel il se résout, en 1967, à l’avènement de la dictature des colonels. À partir de cette date suivent dix ans de silence en poésie au cours desquels il aura produit La Caisse, essentiellement écrit en exil, pièce sombre d’une œuvre dont la production poétique serait la pièce colorée, lumineuse d’une lumière nostalgique, d’une lumière douce de septembre grec, déjà inclinée vers l’hiver.
Désillusion, lutte contre le mutisme, contre le dégoût de la parole, obstination à récuser l’invalidité de la littérature, la poésie d’Alexandrou, son effort sur lui-même et vers lui-même, se tient entre ces pôles négatifs, petite plante, attachée sur la roche dont la stérilité a déjà vaincu, persistance non pas de liberté, c’est perdu, mais, au moins, de son image. Et pour avoir été produite dans les conditions qui sont les siennes, cette image contient la liberté elle-même.
Sa poésie témoigne d’une expression contenue, travaillant sur le moindre, sur le discret dans ses effets, sur la minimisation de tout éclat, suspect d’une possibilité trop voyante. Autant flamboie d’une lumière sèche la magnifique construction rhétorique de La Caisse, autant l’art poétique d’Alexandrou est retenu. C’est une poésie pour mémoire, pour ne pas se céder soi-même à l’effacement que l’arbitraire instigue, une poésie pour garder sa propre trace.
La poésie d’Alexandrou a ce ressac : “Tu t’obstineras”, cet effort de chercher, sous la réalité de la langue toujours dévoyée, l’émotion de sa promesse.
Vois comme la mer ne cesse de mêler
ciel et algues
à la recherche de sa couleur juste.
Traduction de
Michel Volkovitch