Le verbe à cheval de Jacques Dupin par Emmanuel Laugier
Né à Privas le 4 mars 1927 et disparu le 27 octobre 2012, Jacques Dupin offrit à ses lecteurs, par des livres rares et intenses, la traversée d’expériences âpres, toujours tendues vers ce qu’elles ignoraient d’elles-mêmes, et conduites en somme par ce participe-présent dont Mandelstam écrivait qu’il était un « verbe à cheval ».
Philippe Lacoue-Labarthe écrit, partant de Hölderlin, que l’expérience poétique relève de la “ possibilité perdue, ou cassée, de nommer ”[1]. L’opération qu’il désigne-là se reporte très exactement sur toute la logique d’écriture de Jacques Dupin : toute sa pratique se fonde paradoxalement sur les conditions de l’éboulement et de la dislocation ; jusqu’à ce que le “ sans visage ”, le “ sans nom ”, le “ ruissellement éternel du dehors ”[2] y deviennent exactement la tâche à laquelle le poème se doit, peut-être même son dehors, le lieu sans lieu où il sortirait de lui-même. L’adieu rimbaldien, tel que Jacques Dupin en fit aussi son horizon, est cœur délié d’un écrire dépassionné, exposé à des pulsions contradictoires, l’ironique frayage où il avance entre les mots l’énergie de leur déliaison. Si ce n’est le ravin, écrit-il, ce sont les “ feuilles noires ”[3], les “ doigts cassés ”, mais aussi tout ce qui efface la possibilité de parler (pétrification, effarement, honte, sommeil, folie), y compris l’abandon de l’existence à une défiguration telle que là voilà passée dans le feuilleté mental de l’auteur ; et suspendue à un entre-deux où s’écrirait le“ sentiment d’existence ” (J.-J. Rousseau) lui-même.
La position de cette opération d’écriture, Rien encore, tout déjà, au titre charnière et presque générique, la dit aussi : “ j’ai vécu j’ai souffert sur une autre souche/puisant l’encre au fond du ravin – dans le goitre/des dieux mort ”[4]. Véritable matériologie, ce ravin devient le rien râpé de pierrailles où ravinent ses lettres de casses ; les antagoniques affirmations de vie et de mort par quoi la lumière est autant “ tresse et détresse ”[5]. On ne cesserait de citer, d’exemple en exemple, à chacun des nœuds laissés dans chaque livre, l’entremêlement qu’il y a chez Jacques Dupin entre “ chaque séquence ”, leur unité, et entre chacune, l’introduction des vocables de la douleur “ anachronique, insomniaque ”[6]. Dans le “ fractionnement de l’air ”[7], dans l’échancrure de la respiration[8], dans la syncope du respir qui accroche la gorge de l’analphabète, se dépose sa langue : elle est éclairée par un notaire penché sur La Volte d’un pont de fer [9], et par “un scribe accroupi/c’est-à-dire altéré ”[10]. Mais le dépôt de celle-ci est comparable à ce que l’on abandonne et simultanément à ce qui ne s’abandonne pas, au double impossible de cette restitution.
“ Les lettres qui me détruisent/sont des clous à forte tête/dans la cloison de papier ”[11] : leur insistance étoile un ciel âpre reversé dans la cuve d’eau glacée. Je pense ici à Mandelstam, dont Jacques Dupin ne s’autorisa jamais. Pourtant, le balbutiement dont l’auteur du Timbre égyptien parla comme condition d’une parole arrachée à « l’écume de la crête du temps », Jacques Dupin le fit aussi sien : il y devint le calcul de son vers venu sobrement vérifier, jusqu’à la presque douceur de la rage, le rire de l’idiot aux dents noires. Puis le soupirail obscur où la respiration se suspend en une apnée. Expérience de la limite où le poème devient une poignée jetée de clous, étincelant sur la terre devenue plus vraie, et plus cruelle ; et où se tient dans un geste un et multiplié, reconduit, l’impair ténu d’une politique du poème. Sa condition d’existence, et celle de son expérience, sont passage entre la masse suffocante de ce qui ne se respire pas (ou plus) et son ineffaçable trace. Le courage de la poésie de Jacques Dupin est d’être allée, intempestivement, jusque-là . Aussi “ l’espace irrespiré ” qui “ ouvre qui ferme le ciel/qui (le) décompose ”[12], pourrait être, comme première et dernière expérience de la nécessité du poème, “ un sublime au-delà de toute élévation ”[13].
[1] Philippe Lacoue-Labarthe, Heidegger. La politique du poème, p. 110 et sv.
[2] Le livre à venir (M. Blanchot), cité par Evelyne Grossman dans “ Écrire sous expiration ”, p. 201 ; in Philippe Lacoue-Labarthe, la césure et l’impossible (sous la direction de Jacob Rogozinski ; Nouvelles éditions Lignes, 2010.
[3] Une apparence de soupirail, p. 389 ; Le corps clairvoyant (1962-1983), Coll. Poésie/Gallimard, Paris, 1999.
[4] Rien encore, tout déjà, p. 23 ; éditions Fata Morgana, Montpellier, 1991.
[5] Rien encore, tout déjà, p. 25 ;Ibidem.
[6] Contumace, p. 33 ; Ibidem.
[7] Ibidem, p. 94.
[8] Il faut signaler ici le texte de Jean-Patrice Courtois sur ce problème du “ respir ” : “ Le souffle analphabète en Jacques Dupin ”, pp. 211-250 ; Strates, Cahier Jacques Dupin (sld de Emmanuel Laugier) ; édition Farrago, 2000.
[9] Cf. “ Traille de l’aïeul ” ; Chansons troglodytes ; édition Fata Morgana, Montpellier, 1988.
[10] “ L’onglée ”, L’Embrasure, précédé de Gravir ; Coll. Poésie/Gallimard, 1971.
[11] Écart ; sans pagination ; ibidem.
[12] Écart, p. 64 ; ibidem.
[13] L’expression est de Walter Benjamin, in “ Deux poèmes de Friedrich Hölderlin ”, Œuvre t. I, p. 123.