Qarantina de Pierre Parlant par Emmanuel Laugier
Quatre heures et quarante jours à Beyrouth
Qarantina est un livre politique comme on en fait peu. Il fait l’effet d’un « fourmillement lumineux, pointilliste » assez, pour que les lucioles dont P. P. Pasolini annonçait la disparition, soient, en lui, et à nouveau, et sur le bord de la faille, le possible de petits ensembles lumineux, discrets et pugnaces. Beyrouth, suite à une résidence de quarante jours, est le lieu de cette expérience, ou de cette traversée, aussi hypnotique que somnambulique : récits en rêves de phrases s’enchâssant pour laisser remonter en elles la basse lointaine et continue de leur rumeur. On le sait, Beyrouth carrefour de l’Orient et de l’Occident, est une plaque sensible, tectonique, le pharmakon qui, de remède à poison, ne cesse de produire des mélanges, de les rendre aussi impurs (de mort à jouissance, de misère à opulence) que ravagés par des balles survivantes, ou de tenir des factions réfractaires dans un rapport agonistique… Cet état, senti, réfléchi, fait l’architecture de Qarantina et sa logique spécifique de composition, jusque à la référence implicite faite au quartier Est de Beyrouth, quartier de la Quarantaine où s’installa une population pauvre, constituée de réfugiés palestiniens, kurdes et syriens, et où eurent lieux le 18 janvier 1976 les massacres de Karantina.
En entrecroisant différents régimes d’exposition et d’analyses (de l’Histoire, des faits quotidiens et ordinaires, d’anecdotes, de descriptions, de Mythes, de photographies, d’un plan), Qarantina ouvre la question du rapport que l’écriture doit se poser pour faire que quelque chose de non-dit et non-su s’énonce, trouve sa voix d’exposition et d’énonciation. Il ne s’agit pas, dans les livres de Pierre Parlant, de suivre le simple journal écrit, déjà passé par la rotative de l’analyse (quelle qu’elle soit), et de le transcrire comme une matière donnée de la phrase, venue l’habiter comme répétition d’un contenu d’exemples faits, ou indice d’une usurpation. C’est le contraire d’un picking, d’un décalque, d’une contextualisation de contenus, qui est en jeu dans Qarantina et dans les livres en général de Pierre Parlant. Bien que des références de tout ordre soient happées, et utilisées pour être fondues dans la phrase, sans mépris aucun de tout ce que le monde général (ce que l’on y voit et entend) montre, la phrase de Qarantina consiste à rendre sensé, pour en sorte le sauver de sa disparition, cet irrécupérable donné du temps qui échappe au flux continu des représentations ; et que le mince tissage dont se compose la durée spécifique de la phrase (le tamis de l’écriture) nous rend, par la recherche opiniâtre de sa forme et de sa vitesse, qui sont l’une et l’autre un point de vue. Il faut citer, pour bien voir, la logique selon laquelle les différents § de Qarantina se sont couturés les uns les autres, suivant comme à l’aveugle la géographie fracassée de cette ville inabordable : d’abord, chacun s’ouvre, et se termine, par un syntagme en petites capitales. Imaginez qu’entre ces deux segments de capitales, élargissant plus ou moins les doigts, comme sur votre i-phone ou tablette, des phrases (donc des blocs de choses dites) apparaissent, en plus ou moins grande quantité ; et vous aurez sous les yeux le module de départ de la construction de Qarantina : « le mouvement des vagues vient d’inventer sous mes yeux le regard neuf d’un garçonnet vêtu d’une tenue de combat qu’un tailleur de quartier a su couper à sa mesure, celle, en l’espèce, d’un humain de quatre ans, guère plus, pas très costaud, imberbe, ça va de soi. (…) pendant une heure ou deux la foule des promeneurs qui font et qui défont chaque semaine l’ourlet civil de la corniche ». Ouvrir la phrase entre ces deux bornes, sorte de pierres posées cadastrant le quartier du livre, sera l’enjeu, et tout à la fois celui d’une dépossession (élargir l’espace de la phrase entre les deux bloc-syntagmes), comme celui d’une possession, dans le sens de mettre à jour ce qui ne se voit pas entre les mots du début et les mots de la fin. Ajoutons à cela que la phrase est aussi ponctuée de points grossis qui la hachent, la capitonnent, ou font en elle des poinçons de raccords et de séparations. On peut aussi penser, selon l’ancienne graphie dont on usait, à ces deux points (« : ») qui, à la fois, font conclusion provisoire, et ouvrent sur une issue ou un constat. Dans tous les cas, ces points sont autant de pitons le long de la face accidentée que la phrase dégage petit à petit. Ils encrent en somme l’avancée discrètement nécessaire de la cohorte des mots, et ancrent leur dérive pour ré-affermir leur direction. Ainsi « assigné en tout cas à une forme de silence inédit, depuis mon Lazaret pour la simple raison que je ne comprends ni ne parle cette langue, celle-là même que je devine parfois chargée de fleurs dans le couloir, de sacs de graines sur le marché, de mots d'amour dans le jardin ou bourrée d'explosifs cachés sous la banquette d'une camionnette . une langue que j’entends, quoi que je fasse, nuit et jour, et dont j’écoute sans relâche le phrasé contourné » . Le « phrasé contourné » ne fuit pas, ne contourne donc pas (le danger ?), n’évite pas l’accès frontal, mais le transforme en une autre vitesse de percussion, jusqu’au ralentissement maximal, afin qu’une focale s’affine et se règle : il forme le centre nucléaire de toutes les phrases composées de Qarantina, il rayonne depuis son centre aveugle vers une circonférence où elles s’agencent et captent cela dont elles ne furent pas d’avance faites. Tout y est question de construction, de l’ouverture (permise / soumise) entre deux blocs en petites majuscules à la ponctuation interne des §, aux différents usages typographiques (indices et exposants) qui viennent ajouter au corps majeur de la phrase de micro inflexions de sens (« lorsqu’un homme avait été séduit par une femme »). Des ajours de visions également («le long des restes d’une fortification un bougainvillier coiffe le mot d’un rose clair, » éclairent la marche dans Beyrouth. Tout un tissage de plusieurs fils (des mots serrés dans les phrases à leur inflexions corporelles) fait croisements et parallèles d’un réseau de durées, dont la géographie de Qarantina est le dépôt tactile. Mais il faut ajouter à cette architecture de §, ce que les images photographiques (à l’exception de la coupe dessinée du B 018 « œuvre phare, un night-club construit en 1998 ») y font, éclairant d’une part des zones de hors-champ du texte, mais, d’autre part, avertissant, par ce qu’elles déposent (ici un carrefour, là un vestige, une mosaïque, une énigmatique carriole surmontée d’une pyramide de fraises, un palmier immanquable, etc.), du tort que les imagineries, potentiellement proliférantes, auraient sur le poème lui-même.
Comment dire ce qui n’est pas traduit (en opinion, en analyse, en expertise, en banalité), ni vu, ni lu, dans le maillage général et ultra modulable de ce qui se montre d’une ville, de Beyrouth, de son dehors plus lointain que toute extériorité ? Telle est la question que pose Pierre Parlant à travers Qarantina, donnant la main, à la fin du livre, autant aux quatre heures que passa Genet dans le camp de Sabra et Chatila après les massacres (16-17-18 septembre 1982), que, suppose-t-on, au Walter Benjamin des Thèses sur le concept d’histoire, puisque, à rebrousse poil, il faut que l’écrivain écrive « ce qu’on n’énonce pas pour que les choses se donnent en l’état . à l’instar de la lumière que nul ne voit en tant qu’elle est justement condition du visible »